Remarques sur la création terminologique en breton (Steve Hewitt)

Remarques sur la création terminologique en breton (Steve Hewitt)

Le texte ici proposé a été le support d’une intervention de Steve Hewitt, universitaire américain spécialiste du trégorrois, lors du colloque Néologie et terminologie des langues minoritaires d’Europe atlantique à Sant-Brieg en septembre 2003. Partant d’une critique de la création néologique actuelle dans le breton standard, il formule le constat implacable « d’un mouvement linguistique qui se trouve largement coupé de la communauté qui parle la langue pour laquelle il se bat ». Parmi les recommandations pertinentes qu’il énumère à la fin de son texte, on trouve notamment celle-ci : « Susciter un large débat sur le type de breton souhaité ». La création de ce blog est une réponse à ce voeu.

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Remarques sur la création terminologique en breton
Steve Hewitt

Le problème
Le déficit lexical moderne en breton spontané est indéniable. En situation informelle, ce déficit est comblé en empruntant librement au français, avec des résultats allant de quelques emprunts occasionnels bien intégrés dans le système phonologique et morphologique, jusqu’à un style de breton tellement truffé de mots et de phrases entières en français qu’on ne sait plus très bien comment le qualifier, et dont personne ne voudrait sérieusement pour des besoins formels. Exemple relevé par Gurvan Musset de Radio Breizh-Isel : Ar skor ne reflet ked physionomi ar match. “Le score ne reflète pas la physionomie du match.” Autre exemple de Fañch Broudig interviewant un maire trégorois (tout-à-fait vraisemblable sinon authentique) :
Penaos ’mañ kont amañ bah ho parros ? “Comment ça va ici dans votre commune ?”
– ’M’en parlez pas ! Toutes les subventions h-a direkamant sur le bord de mer ! “Ne m’en parlez pas ! Toutes les subventions vont directement sur la côte !”
Réponse plus normale :
Ro peuc’h din ! Toud ar ssubventionoù h-a direkamant da vord ar mor !
Réponse plutôt soutenu :
Ro peuc’h din ! An oll yalc’hajoù-skoazell a h-a war-eün d’ar parrosioù war an aot !
Réaction à la première réponse : Aï eo poent puriffîañ al langach breton ! “Il est grand temps de purifier la langue bretonne !” [Rigolade générale] Ya, ober un tamm gwelc’hiñ d’ar brezhoneg ! “Oui, donner un coup de lessive au breton !”
Quelques citations pertinentes…
Bernard COMRIE, The Languages of the Soviet Union, Cambridge University Press, 1981, p. 35, sur des petites langues de Sibérie : “Since [technological vocabulary] accounts for a large part of the vocabulary used by anyone in an urban environment, and, given the increasing extent of urbanisation in the USSR, even if the speaker of such a language wants to maintain his native language he will find it increasingly permeated by Russian vocabulary loans, and perhaps even Russian syntactic constructions, so that there comes a time when it is as easy to switch over completely to Russian as to maintain a hybrid language.”
Christian J. GUYONVARC’H, Introduction : Origine et histoire des mots (fascicule 1) Dictionnaire étymologique du breton ancien, moyen et moderne, Supplément à Ogam-Tradition Celtique 24, 1973; Celticum 28, Rennes, 1973. p. 55 : “Le destin étrange de cette langue a été cependant, depuis le moyen âge, d’être presque toujours écrite par des gens dont la langue de culture, langue écrite, langue soignée, était le français.”
pp. 59-60 : “A l’écart tout de même des outrances celtomanes, le breton littéraire contemporain est le résultat d’une réaction érudite et puriste. Cette réaction se dessine dès 1752 avec Le Pelletier qui abhorrait les mots français. Elle sera complète avec Le Gonidec et La Villemarqué au XIXème siècle, intransigeante avec Roparz Hemon et l’école de Gwalarn entre 1919 et 1944, extrémiste après 1945 dans un assez grand nombre de publications . . . aux poèmes ou au théâtre d’avant-garde, à des traités de médecine ou d’économie politique, à des manuels de linguistique ou de chimie dont la science internationale n’a nul besoin, mais dont les quelques centaines, ou parfois les quelques dizaines de lecteurs ont pour exigence qu’ils soient écrits en breton !
“La réaction puriste s’explique très facilement ; dans son contexte moderne, pour des raisons qui ne sont pas uniquement linguistiques et qui font que nous nous abstiendrons de porter sur elle le moindre jugement de valeur . . . La littérature néo-bretonnante est désormais en effet, pour une grand part, l’oeuvre d’intellectuels qui, d’expression française à l’origine, ont eu le mal d’apprendre et y ont gagné, comme les sabras d’Israel, la foi et l’ardeur des prosélytes . . . Coupée de toute base populaire, la réaction puriste est en train de forger une langue technique, mélange d’emprunts de gallois et de néologismes qui est un véritable sanskrit d’initiés. Le brezhoneg beleg, qui meurt de sa belle mort parce que les prêtres désormais parlent français, est remplacé par le ‘breton chimique’ qui, faute d’usage suffisant, n’intéresse pas encore le linguiste.”
p. 53 : “Par comparaison au guten Magen, au ‘bon estomac’ de la langue allemande, le breton littéraire de Le Gonidec souffre de dyspepsie xénophobe.”
p. 36 : “Toujours est-il que le vocabulaire romain qui était compris des couches populaires – les seules à vrai dire qui aient parlé breton sincèrement depuis le moyen âge – s’imposait au XIXème siècle comme déjà au XVIème, à tous ceux qui voulaient être compris de leurs lecteurs ou auditeurs. C’était la langue quotidienne et, par conséquent, la langue tout court.”
p. 53 : “Si [les ducs de Bretagne] avaient imposé le breton comme langue d’administration et de chancellerie il est à supposer que le résultat actuel aurait été, avec des codifications officielles passant dans l’usage écrit et parlé, une
lexicographie analogue à celle de l’anglais : une masse énorme de vocabulaire roman greffé sur un fonds indigène . . . Nous avons du reste beaucoup de mal à penser que le fait, pour les Bretons du moyen âge, d’emprunter des mots français, ait été le signe d’un complexe d’infériorité ou la preuve d’une incurable inintelligence : les langues qui empruntent sont celles des peuples ouverts à toutes les transactions et à toutes les relations internationales. Il suffit de citer l’anglais en exemple. L’emprunt est un enrichissement quand des lettrés savent trier et adapter.”
Autre cas pertinent : le persan
La formation du persan (9e – 10e siècles) : après l’abandon du moyen-perse (pahlavi) au profit de l’arabe suite aux conquêtes islamiques, les parlers persans subissent un fort émiettement dialectal. Le fait d’utiliser un mot arabe plutôt que persan (dans bien des cas probablement dialectal) améliore les chances d’être bien compris sur tout le domaine persophone ; paradoxalement c’est l’accueil qui est fait aux nombreux emprunts à l’arabe (en persan classique, pratiquement tout mot arabe est potentiellement un mot persan) qui a permis au persan de se reconstituer et de se réimposer comme langue de la société toute entière. Le breton aurait-t-il suivi une évolution semblable à partir du moyen-breton ?
La création néologique
Le breton fait preuve d’une grand créativité morphologique ou idiomatique avec du matériel lexical français : immankabl “immanquable” (puits), indebrabl “inmangeable”, inkomprenabl “incroyable”, lit. “incompréhensible”, sell ase un ëmmerdatîon “quel emmerdement”, koued ar ffaiblessite war he daoulagad “elle est devenu aveugle” lit. “la faiblesse [“faiblicité”] est tombé sur ses yeux”, war e drankilite “en prenant son temps” lit. “sur sa tranquilité”. En revanche, pour une “arroseuse”, Roparz Hemon donne douraerez, clairement calqué sur le français et dérivant de douraat “arroser”, alors que des paysans trégorois, pendant la sécheresse de 1976, ont spontanément créé flistrerien-dour, bien plus indépendant du terme français ; cf. l’anglais water-sprinklers.
Dans un article sur M. Bouestard de Latouc’he, Instructions succinctes…, Morlaix, 1774 (manuel en breton à l’intention des sages-femmes), Al Liamm 16, 1949, pp. 72-7, on peut constater un usage productif de beaucoup de suffixes aujourd’hui devenu plus ou moins improductifs en breton populaire (parmis les plus essentiels pour la création terminologique en breton moderne) : -adur, -adurezh, -eg, -egezh, -el, -elezh, -erezh, -ezh, -idigezh, etc. Cependant, le breton littéraire moderne crée parfois avec des éléments “natifs” des monstres peu transparents : kevrennataouriezhel “taxonomique” (< kevrenn, section ; -ata suffixe itératif ; -our suffixe agentif ; -ouriezh nom de science ou discipline ; -el suffixe adjectival abstrait). La composition ancienne, asyntaxique, improductive : dourgi “loutre” lit. “eau-chien” s’oppose à la composition moderne, syntaxique, productive : ki-dour “loutre” lit. “chien-eau”.
Fañch MORVANNOÙ, Le breton sans peine, Méthod Assimil, Chennevières-sur-Marne, 1975, p. 437, veut “renvoyer dos-à-dos puristes et laxistes”. Cependant, l’approche des populistes et des élitistes n’est pas très différente en matière de création terminologique, les populistes abordant tout simplement moins souvent les domaines où la carence lexicale du breton est flagrante. A cet égard, il convient d’ajuster la proportion et la difficulté des néologismes en fonction du public visé.
On constate parfois une recherche effrenée de l’anti-français, avec parfois des résultats cocaces : james est proscrit et morsse est préféré, alors que celui-ci dérive du français “morceau”; en même temps, on trouve un usage incertain de biskẘazh, biken ; on aime sokialour plutôt que socialist ; on écrit sokialouriezh pour socialism. On pense également qu’il faut à tout prix avoir des termes différents pour le breton; cette attitude est acquise très tôt : ma fille, à qui on demande de mettre un short : Short so galleg, añ ; e brezhoneg veż lared bermuda. “Short, c’est français, hein ; en breton on dit bermuda.” !
Il y a aussi le problème de la longueur des créations, la forme bretonne du mot “international” étant souvent d’une syllabe (ou plus) plus long qu’en français : ekonomikel “ekonomique” ekologiezh “écologie” (est-ce parce que la syllabe accentuée coïncide ainsi avec celle du français ?). En irlandais et en gallois les emprunts sont souvent aussi courts ou plus courts et de ce fait plus réussis : irlandais eisceacht “exception” ; gallois economeg “economics”, economaidd “economical”.
Combien de mots ont été inventés en breton pour “télescope” ? Même pour la “télévision” on peut recenser : tele (acceptable à tous) ; skinwel (littéraire normal) ; pellwel (littéraire inusité) ; pellweleres (littéraire dans l’imagination populaire) ; televisîon (emprunt adapté phonétiquement) ; et televisioñ (emprunt brut), cf. le “Blues brezhoneg” (années 1960):
An déiż all pa oann ’hvond ti ma zintin Ffañchoñ,
Oa Jakelin Huet bah an televisioñ.
Lâred ’rae ’n he c’haos e vije amser vraw ;
Doâ ked achued da goms pa oa krog d’ober glaw – o yeah !
L’autre jour quand je m’en allais chez ma tante Fanchon,
Il y avait Jacqueline Huet à la télévision.
Elle disait dans son discours qu’il ferait beau-temps.
Elle n’avait pas fini de parler qu’il s’est mis à pleuvoir – o yeah !
L’emprunt
Il y a des “emprunts anachroniques” – on fait comme si le mot avait été emprunté à une époque antérieure et avait suivi l’évolution phonétique de la langue : irlandais adamh, adamhach “atom, atomic” ; gallois elfen “élément”, dogfen “document”, strwythur “structure”. Le breton littéraire fait parfois des emprunts anachroniques à partir du gallois : azasiñ “adapter” < gallois addasu (tandis que l’évolution phonétique normale aurait voulu azaziñ).
Contrairement au breton, le gallois (et en partie l’irlandais), en plus de sa propre richesse idiomatique, est complètement en phase avec l’anglais – n’importe quelle tournure anglaise peut être traduite mot-à-mot, cf. les phrasal verbs de l’anglais : mae’r car wedi torri lawr “the car has broken down” (la voiture est tombée en panne), dyw e ddim wedi troi lan ’to “he hasn’t turned up yet” (il ne s’est pas encore pointé) ; irlandais seasamh suas “stand up” (se lever) ; suigh síos “sit down” (s’asseoir).
Il faut convenir qu’il y a une certaine globalisation phraséologique – arabe :’i‘ṭā’ aḍ-ḍau’ al-’akhḍar “donner le feu vert”; kull aṭ-ṭuruq tu’addī ’ilà Rōm “tous les chemins mènent à Rome”, qui finira sans doute par affecter même le breton (toud an heñchoù a gass da Rom ?). Voire, en breton trégorois plutôt jeune, des idiomatismes français sont transposés facilement mot pour mot : Pa deus klewed penaos he gwas noa bed e sac’h deus ar ẘoest lec’h oa labourad, fféiż h-eo kouêd bah an avaloù. “Quand elle a entendu que son mari avait eu son sac de la boîte où il travaillait, eh bien elle est tombée dans les pommes.”
Exemple de la proportion du lexique mal compris dans un texte littéraire moyen – mots en gras : peu ou pas compris des bretonnants traditionnels non-lettrés en breton :

DISKLERIADUR HOLLVEDEL GWIRIOU MAB-DEN
Embannet gant ar Broadou-Unanet d’an 10 a viz Kerzu 1948
DECLARATION UNIVERSELLE DES DROITS DE L’HOMME
Proclamé par les Nations-Unies le 10 décembre 1948
Rakger
Préambule
O vezañ ma’z eo war anaout an dellezegezhenstag ouzh holl izili an denelezh hag o gwirioù par ha diwerzhus eo diazezet ar frankiz, ar reizhded hag ar peoc’h, ….
Considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde,
O vezañ ma’z eo war dizanaout ha dismegañsiñ gwirioùmab-den eo bet ganet an aktoù a varbariezh a sav koustiañs mab-den en o enep, ha ma’z eo bet embannet eo donedigezh ur bed a vo ennañ gant an dud frankiz da gomz ha da grediñ, dieubet ma vint diouzh ar spont hag an dienez, a zo mennad uhelañ mab-den,
Considérant que la méconnaissance et le mépris des droits de l’homme ont conduit à des actes de barbarie qui révoltent la conscience de l’humanité et que l’avènement d’un monde où les êtres humains seront libres de parler et de croire, libérés de la terreur et de la misère, a été proclamé comme la plus haute aspiration de l’homme,
O vezañ ma’z eo ret-holl diwall gwirioù mab-den gant reolenn al lezenn evit na vefe ket rediet an dud d’en em sevel ouzh an tirantegezh hag ar gwaskerezh da rekour diwezhañ,
Considérant qu’il est essentiel que les droits de l’homme soient protégés par un régime de droit pour que l’homme ne soit pas contraint, en suprême recours, à la révolte contre la tyrannie et l’oppression,
O vezañ ma’z eo ret-holl kas war-raok an darempredoù a vignoniezh etre ar broadoù,
Considérant qu’il est essentiel d’encourager le développement de relations amicales entre nations,
O vezañ ma’z eo bet embannet adarre er Garta gant pobloù ar Broadoù-Unanet o feiz e gwirioùdiazez mab-den, e dellezegezh ha talvoudegezh mab-den, e parded ar baotred hag ar merc’hed en o gwirioù, ha ma’z eo bet disklêriet ganto e oant mennet da gas war-raok an diorroadur kevredigezhel ha da wellaat an aozioù-buhez en ur frankiz vrasoc’h,
Considérant que dans la Charte les peuples des Nations Unies ont proclamé à nouveau leur foi dans les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l’égalité des droits des hommes et des femmes, et qu’ils se sont déclarés résolus à favoriser le progrès social et à instaurer de meilleures conditions de vie dans une liberté plus grande,
O vezañ ma’z eo bet gouestlet gant ar Stadoù-Ezel diogeliñ, gant kenlabour Aozadur ar Broadoù-Unanet, an doujañs hollvedel ha gwirion ouzh gwirioù mab-den hag ar frankizioùpennañ,
Considérant que les Etats Membres se sont engagés à assurer, en coopération avec l’Organisation des Nations Unies, le respect universel et effectif des droits de l’homme et des libertés fondamentales,
Hag o vezañ ma’z eo a bouez bras kengompren ar gwirioù hag ar frankizioù-mañ a-benn seveniñ ar gouestl,
Considérant qu’une conception commune de ces droits et libertés est de la plus haute importance pour remplir pleinement cet engagement,
Ez embann ar Vodadeg-Veur
L’Assemblée générale
Diskleriadur hollvedel gwirioù mabden evel uhelvennad boutin da vezañ diraezet gant an holl bobloù hag an holl vroadoù, d’an holl dud hag ensavadurioù, gant an Disklêriadur-mañ atav en o freder, da lakaat kreskiñ dre ar c’helenn hag an deskadurezh, an doujañs ouzh ar gwirioù ha frankizioù-mañ, d’o lakaat da vezañ anavezet ha sevenet tamm-ha-tamm da vat hag e pep lec’h, dre ziarbennoù broadel hag etrevroadel, koulz e-touez pobloù ar Stadoù-Ezel hag e-touez ar re zo war zouaroù dindan o lezennoù.
Proclame la présente Déclaration universelle des droits de l’homme comme l’idéal commun à atteindre par tous les peuples et toutes les nations afin que tous les individus et tous les organes de la société, ayant cette Déclaration constamment à l’esprit, s’efforcent, par l’enseignement et l’éducation, de développer le respect de ces droits et libertés et d’en assurer, par des mesures progressives d’ordre national et international, la reconnaissance et l’application universelles et effectives, tant parmi les populations des Etats Membres eux-mêmes que parmi celles des territoires placés sous leur juridiction.
Voilà une proportion quand même inquiétante de mots peu compris du grand public dans un texte en breton littéraire ; on comprend que le public traditionnel abandonne vite l’effort de suivre ce genre de breton. Alors que faire ? Afin de survivre, il faut que le breton puisse être utilisé dans des registres formels, et pour cela il lui faut un lexique élaboré, connu et accepté. La réponse se trouve sans doute dans une création terminologique modérée, bien en phase avec les penchants naturels de la langue, et avant tout dans une diffusion active du lexique nouveau indispensable auprès du grand public ; ici on est jusqu’à présent très loin du compte, la diffusion se faisant essentiellement en vase clos, entre apprenants.
L’aporie (le côté “sans issue”) de la situation bretonne
Les militants bretonnants défendent le breton parce qu’il existe ; seulement beaucoup d’entre eux n’aiment pas trop ce qui existe réellement, et s’évertuent à refaçonner la langue à leur guise afin qu’elle remplisse plus spectaculairement la fonction identitaire ; à tel point que le breton littéraire actuel devient méconnaissaible pour les locuteurs natifs, et ceci à tous les niveaux – phonétique, syntaxique, lexical, phraséologique. Alors qu’on peut naturellement avancer des arguments cohérents en faveur de tel ou tel aspect du breton standard d’aujourd’hui, l’effet cumulatif de ces éléments pour un bretonnant du cru est de rendre ce breton très opaque et étranger, ce qui tend à décourager fortement l’adhésion de la masse des bretonnants spontanés. On voit là la perversité d’un mouvement linguistique qui se trouve largement coupé da la communauté qui parle la langue pour laquelle il se bat.
Il n’y a pas de consultation du public véritablement bretonnant sur les choix terminologiques, et il n’y a pas suffisamment de breton dans les médias (contrairement à la situation au Pays de Galles et en Irlande) pour assurer une véritable diffusion et acceptation des néologismes.
Les possibilités de création néologique sont naturellement beaucoup plus étendues dans le cas d’une population majoritairement monolingue (cf. au 19e siècle – les mouvements d’élaboration du tchèque, du lituanien, du finnois, etc.), ou au moins majoritairement lettrée dans sa langue maternelle (cf. le gallois) que dans celui d’une population aussi bilingue et illettrée dans sa propre langue qu’en Bretagne. Dans ce sens c’était criminel de la part de l’état français d’avoir activement empêché la population bretonne d’acquérir les bases du breton écrit à l’école.
La vraie question est la suivante : doit-on rechercher une continuation et une adaptation de la langue existante, en essayant de susciter l’adhésion et l’implication d’au moins une partie des “bretonnants spontanés”, ou doit-on oeuvrer plutôt pour une rupture radicale, sachant qu’on laissera de côté, de ce fait, les locuteurs traditionnels ?

 

Recommandations en guise de conclusion
1. Accepter les mots d’origine française couramment employés en breton spontané et bien intégrés dans le système morphologique, sans tomber dans les excès notés au début.
2. Adapter la base lexicale en fonction du public visé (public général : veriffiañ, veriffikatîon ; lettrés, militants : gwiriekâd, gwiriekadur) (garder à l’esprit la productivité de l’affixe ou du type de composition, cf. dourgi / ki-dour).
3. Accepter les racines latines et grecques pan-européennes, mais avec des formes aussi courtes que possible : ellips plutôt que ellipsenn ; ekonomik ou ekonomeg plutôt que ekonomikel ; geographi plutôt que jeografiezh, en même temps que douaroniezh. Pas de “celtisation” factice comme sokialouriezh pour socialism.
4. Créer des émissions de discussion linguistique sur le breton : comparaison et analyse de parlers différents, variation lexicale, vocabulaire littéraire établie, propositions terminologiques, avec la participation d’experts et de bretonnants ordinaires.
5. Susciter un large débat sur le type de breton souhaité : une continuation du breton spontané avec une unification graduelle des parlers et une cultivation lexicale mesurée, raisonnée (cela ne resoud bien sûr pas le problème du standard à proposer aux apprenants, question séparée quoique connexe), ou bien, ce qui nous vivons plutôt en réalité, une rupture radicale, coupant allègrement les ponts avec les bretonnants traditionnels : cette solution est analogue à ce que serait l’imposition de l’hébreu israélien moderne de type très différent de l’hébreu biblique alors que l’hébreu biblique serait encore largement parlé, et par beaucoup plus de monde que l’hébreu israélien ; elle scelle en tout cas irrévocablement le sort du breton traditionnel.

 

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