Quel occitan pour demain ? (Eric Fraj)

Quel occitan pour demain ? (Eric Fraj)

C’est avec l’aimable autorisation de son auteur, le chanteur et professeur de philosophie occitan Eric Fraj, que nous publions sur ce blog un texte que nous considérons comme capital. Cette version est la première, celle qui a initialement été publiée en novembre 2012 sur le blog Mescladis e cops de gula. Elle a donné lieu à un livre bilingue français-occitan publié en 2013 aux éditions Reclams, suivi en 2014 d’une réédition revue et augmentée.

Ce texte est à lire et relire, pour quiconque se sent concerné par l’avenir du breton. D’emblée, le lecteur ne peut être que frappé par la similitude entre les situations occitane et bretonne. Nous sommes confrontés dans les deux cas à une problématique, pour ne pas dire une impasse, strictement identique. Si les exemples sont évidemment pris dans le domaine occitan, la démonstration de Fraj pourrait elle s’appliquer au mot près à la Bretagne. Et sa démonstration est en tout point remarquable. On ne peut ressortir indemne d’une telle lecture.

D’ailleurs, le texte a provoqué un certain remous dans les milieux occitanistes. Il a eu l’immense mérite de susciter un large débat sur un sujet, la qualité de la langue, habituellement peu abordé. Si nous le publions ici-même in extenso, c’est avec l’espoir que, de la même façon, il interpelle les acteurs actuels du renouveau de la langue bretonne, au premier rangs desquels les enseignants.

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Quel occitan pour demain ?

 

S’il est vrai que l’occitanisme doit viser, non pas simplement la survie (plus ou moins symbolique), mais la vie effective de l’occitan, la resocialisation rapide et massive de cette langue est alors une nécessité absolue. Tout occitaniste se donnant un tel but, et un tant soit peu conséquent, ne peut qu’en être conscient, convaincu, et y travailler au mieux de ses capacités et possibilités. Cela étant, au vu de l’évolution de notre société et, surtout, du contexte actuel de l’occitanisme (« des occitanismes », devrions-nous dire pour être davantage en adéquation avec la réalité), on est en droit – et l’on a le devoir historique – de (se) poser la question : de quel occitan voulons-nous la resocialisation ? Quel occitan voulons-nous pour demain ?

En effet, certaines pratiques linguistiques, à  l’œuvre – consciemment ou pas – depuis quelques années déjà, ne laissent pas de sembler très alarmantes quant à la qualité de la langue enseignée aux nouvelles générations (donc parlée et éventuellement transmise par elles), mais aussi quant à l’idéologie implicite qui trop souvent préside à notre insu à l’apprentissage et à la remise en circulation sociale de la langue (par l’école, les centres de formation, les événements culturels, les médias occitanistes, etc.). Mon dessein n’est pas ici de faire le procès de tel ou telle, ou de jeter des anathèmes, mais d’expliciter et faire partager une prise de conscience : celle d’un danger qui, à l’heure où les derniers locuteurs « naturels » s’effacent ou vont s’effacer, peut s’avérer mortel pour la pratique de la Langue d’Oc mais aussi pour l’avenir du vivre-ensemble que cette pratique engendre ou, en tout cas, devrait engendrer. Ce péril n’existe que parce que nos bonnes intentions et actions ne sont que trop rarement accompagnées du recul et de la pensée nécessaires à une pratique éclairée, pris que nous sommes par les multiples urgences qui nous assaillent et par de fausses évidences. Il n’en est que plus impératif qu’une réflexion commune et bienveillante s’instaure sans attendre sur la nature de la langue que nous voulons promouvoir dans et par nos discours, quelque forme qu’ils prennent. Puissent les quelques remarques qui suivent contribuer à cette réflexion et au débat élargi et décisif que nous appelons de nos vœux :

 

  1. la qualité de la langue

 

Ce qui saute d’abord à l’oreille de celles et ceux qui ont eu la chance d’entendre des locuteurs « naturels » dès l’enfance, c’est la perte d’une phonologie et d’une phonétique authentiquement occitanes. « L’occitan, c’est du catalan prononcé avec l’accent français », me disait il y a peu un étudiant aragonais qui venait de participer à un colloque occitaniste[1] ; on aurait tort de n’y voir qu’une boutade : c’est une vérité constatative[2]. Combien de nouveaux locuteurs du languedocien entendons-nous (souvent passés par une Calandreta et les cours du secondaire) qui le prononcent à la française, de l’ouverture des voyelles au déplacement d’accent tonique en passant par la non-assimilation entre deux consonnes à une frontière de mots ou la non-élision des polysyllabes déterminant un nom[3], pour se cantonner à des exemples flagrants. En l’occurrence, ces néo-locuteurs prononcent comme c’est écrit, ce qui signale alors une pédagogie inadaptée car trop basée sur l’écrit[4] et/ou un oral professoral lui-même déjà inauthentique. Quoi qu’il en soit, il est vrai que l’on pourrait appréhender cette inauthenticité comme un phénomène irréversible, un verdict de l’histoire, auquel il conviendrait – par réalisme – de se résigner. Mais le problème est que la perte de substance ne s’arrête pas là : trop souvent on impose aux apprenants des formes (lexicales, verbales, syntaxiques, etc.) totalement étrangères à leur environnement local et/ou régional[5], quand ce ne sont pas des syntaxes typiquement françaises (notre presse, hélas, en offre régulièrement de beaux spécimens) ou des néologismes tombés d’on ne sait quel ciel linguistique : ainsi m’a-t-il été permis de découvrir un incroyable « alesedor », censé désigner, dans au moins une de nos Calandretas, ce que les gens du cru nomment simplement et tout à fait légitimement « cort de recreacion » ou « pati ». Mais encore faut-il, ce qui est loin d’être toujours le cas, s’intéresser à ce que disent les gens du cru…

 

Pour qui n’est pas sourd, le constat est plus que préoccupant. Mes pérégrinations de chanteur et de professeur de langue d’Oc m’ont mené en maints lieux d’enseignement de notre langue : j’ai souvent pu y constater que je ne comprenais rien, ou peu, aux questions de certains élèves tellement la prononciation en était défaillante ; que l’enseignant ne reprenait pas les erreurs pour les rectifier ; que le professeur lui-même – pourtant titulaire d’un C.A.P.E.S. d’occitan – ne maîtrisait pas vraiment la langue, au point de faire des fautes d’accord grossières, basiques, au point de se tromper dans la différence d’emploi entre le passé-composé et le passé simple, au point de ne pas savoir, parfois, utiliser correctement le mode subjonctif (y compris dans une phrase au présent). On le voit, ce constat – que je ne suis pas le seul à faire, loin de là – n’est pas reluisant et ne porte guère à l’optimisme. Or une telle constatation, qui vise à ce que nous nous interrogions vraiment sur nos méthodes et nos contenus d’enseignement et de transmission, je n’ai jamais eu à la faire à propos des locuteurs (maîtres et élèves) des deux Bressoles[6] qu’il m’a été donné de connaître depuis que je suis occitaniste[7]. Certes, ce n’est peut-être pas strictement le catalan roussillonnais qui y est toujours enseigné[8] mais, en tout cas, la maîtrise de la langue y est éclatante chez un corps professoral qui se montre d’une grande exigence quant à la qualité et à l’authenticité de la langue transmise. Cette double exigence doit être absolument la nôtre :

  • si nous ne voulons pas enseigner une langue « de farlabica », une langue qui n’existe pas ;
  • si nous voulons par conséquent créer ou maintenir un lien de compréhension linguistique et de reconnaissance mutuelle entre les néo-locuteurs et les locuteurs « héritiers » présents dans leur environnement habituel.

 

A l’affirmation d’une telle exigence, je sais ce que d’aucuns vont rétorquer : peu importe la forme de la langue enseignée, ce qui compte c’est que les apprenants soient initiés à une culture par le biais de l’apprentissage de la langue[9]. Certes, aucune langue n’existe en dehors d’une culture et apprendre une langue c’est apprendre une culture, l’une n’allant pas sans l’autre[10]. Mais comment ne pas voir que la resocialisation de l’occitan ne peut passer, pour être effective, que par un apprentissage d’une langue-culture qui ne soit pas « hors-sol » mais, bien au contraire, tienne compte au maximum de l’ancrage de l’apprenant dans un contexte toujours spécifique? L’on ne sauvera la langue d’Oc que si l’on sait (re)tisser ce lien de compréhension linguistique et de reconnaissance mutuelle entre locuteurs « anciens » et « nouveaux », qui est aussi un lien entre générations. Concrètement : quel bénéfice de récupération sociale peut-on espérer tirer du fait d’enseigner une langue artificielle en vase clos ? Et qu’est-ce qui est finalement visé : l’instauration d’un idiome propre à quelques happy few (fussent-ils quelques milliers), l’établissement arbitraire d’une novlangue de l’entre-soi occitaniste, ou la revivification d’une langue historique et populaire, mal en point certes, mais encore réellement existante ? D’autre part, s’il est vrai que ce qui compte c’est l’initiation à la culture quelle que soit la forme de la langue enseignée (et enseignante), alors pourquoi ne pas pousser cette logique – absurde – jusqu’au bout et enseigner en/le gascon en pays limousin, en/le languedocien en Provence et en/le provençal en Gascogne ?

 

Une des façons de noyer le poisson, de ne pas réfléchir ni répondre à ces questions, sera de les déclarer excessives, donc inexistantes. Pourtant, l’expérience (la mienne mais aussi celle de l’occitanisme) prouve – hélas – que l’excès n’est pas de mon fait : de plus illustres que moi ont déjà mis en évidence que la distance existant[11], au sein d’une même langue supposée, entre un système linguistique A et un système linguistique B, pouvait être telle que l’intercompréhension ne soit plus assurée. Ainsi en est-il de Robert Lafont quand il compare et oppose une phrase d’occitan populaire et authentique (« l’ibronha envoièt un còp de solièr al rainal ») à une phrase typique de l’hyper-correctisme caractéristique de certains occitanistes (« l’embriac mandèt un còp de sabaton a la volp »)[12]. Or cette distance excessive – produite par le trop grand éloignement de deux niveaux de langue entre eux ou par une trop grande différence syntaxique ou phonético-phonologique – si elle est mortelle pour l’intercompréhension, l’est par conséquent aussi pour le sentiment de reconnaissance mutuelle susceptible de s’installer entre le néo-locuteur et le locuteur héritier. Voici, par exemple, ce qu’un enseignement basé sur une telle distance peut concrètement donner : un lycéen, faisant part à son grand-père de ce qu’il a appris en occitan au collège, lui répète[13]: « Ai sempre fam ». Qu’arrive-t-il si la langue en usage dans sa région dit plutôt et uniquement : « Èi totjorn talent » ? La réaction du grand-père ne se fait pas attendre : « Ce que tu dis toi, c’est de l’occitan, ici on parle le patois, ce n’est pas pareil… ». Le grand-père ne se reconnaît pas dans ce que parle son petit-fils, lequel en vient à penser que le patois familial n’est pas le « vrai » occitan ou du « bon » occitan, que c’est donc effectivement un « patois », un dérivé, une sous-langue, et qu’il y a bien une différence d’essence entre ce parler local et la langue enseignée à l’école. L’on comprend alors les ravages considérables, au plan des représentations et des pratiques sociales, liés à une telle « pédagogie ». Certains trouveront bien sûr que cet exemple est trop « taillé sur mesure », trop caricatural, ou qu’il ne renvoie qu’à de rares exceptions[14]. Croire cela serait se rassurer facilement et ne pas vouloir voir que ce genre d’enseignement est fréquent et totalement contre-productif : il ne fait que reconduire, dans l’esprit des gens, en toute inconscience et bonne foi, la vieille opposition entre « patois » et « occitan ». L’ironie de l’histoire c’est que l’occitanisme, et à juste titre, s’est échiné pendant des années – et s’échine souvent encore – à expliquer que le patois et l’occitan c’est pareil, c’est la même langue… Mais pourquoi la partie encore occitanophone du peuple le croirait-elle puisque, par ailleurs (à cause de la distance linguistique, et parfois culturelle, manifestée dans nombre de ses discours), ce même occitanisme lui démontre trop souvent, en pratique et en situation, le contraire ?

 

Je le dis en pesant mes mots : les pratiques linguistiques de certains d’entre nous, certes pleins de bonnes intentions mais insuffisamment réfléchis, sont un frein à la (re)socialisation de la langue et même un repoussoir pour nombre de locuteurs potentiels qui seraient prêts à renouer avec elle. Si l’on n’y prend garde, ces pratiques véritablement anti-pédagogiques vont finir par inventer une vraie différence entre patois et occitan, dans la pratique comme dans les représentations mentales et sociales : en gros, à une certaine élite urbanisée : l’occitan ; à ce qu’il reste du peuple des faubourgs ou de la campagne : le patois. Bien sûr, cet apartheid linguistico-culturel sournois n’est ni généralisé ni irréversible[15], mais il est indéniablement en route. Aussi qu’il me soit permis d’être solennel : c’est maintenant, c’est-à-dire dans les quelques années qui viennent, à l’heure où vont s’éteindre les derniers locuteurs « naturels », à l’heure où beaucoup d’entre nous – ressentant le besoin d’une nouvelle étape dans la formalisation de la langue[16] – se  regroupent en Congrès de la Langue ou en Académie Occitane, à l’heure où l’on reparle du vote d’une loi décente pour les langues de France, c’est maintenant, donc, que tout se joue…

 

Qu’on ne s’y trompe pas : ma prise de position se veut avant tout pédagogique. Y voir une charge anti-intellectualiste, ou un prurit populiste passager, serait non seulement une méprise quant à mes intentions et motivations mais aussi une façon d’ignorer à bon compte le problème exposé et, malheureusement, une façon de le pérenniser. Il n’est pas dans mon propos de nier ici le phénomène des niveaux de langue, pratiqué – si ce n’est consciemment reconnu – par tout un chacun[17] ; de même, il ne s’agit pas non plus de dénier à quiconque, notamment à l’artiste, le droit de parler et d’écrire comme il l’entend (y compris le droit de le faire mal, d’être abscons, incompris, pédant, ridicule, etc.). Loin de moi également l’illusion de prêcher l’enseignement d’un quelconque parler « rural » ; ne rêvons pas : les nouveaux locuteurs de l’occitan ne parleront jamais comme nos ancêtres paysans[18]. Il est simplement (si l’on peut dire…) question, tout d’abord, de logique et d’efficacité : vouloir (re)socialiser l’occitan en enseignant une langue « hors sol », coupée du vivier linguistique territorial (lequel n’est pas encore asséché, quoi qu’on en dise), est aussi vain et contreproductif que de vouloir apprendre à nager hors de l’eau, sans compter que c’est régresser en deçà des acquis pédagogiques d’un Antonin Perbosc ou d’un Célestin Freinet, lesquels ont su montrer toute l’importance et la pertinence de l’ouverture de l’école sur le milieu immédiat de l’élève. Or, outre le fait que quand le milieu culturel – donc affectif – de l’élève reste à la porte l’académisme et la haine de soi ne sont jamais loin, l’occitanisme peut-il se permettre, dans l’état actuel des choses, d’enseigner et/ou pratiquer en vase clos une langue sans assise dans le territoire réel concerné, c’est-à-dire sans accroche (linguistique, culturelle, historique, imaginaire, affective…) « dans la tête » de celles et ceux qui y vivent[19] ?

Mais il est aussi question, et cela a également une portée pédagogique, de fidélité et d’attachement à une histoire, à un peuple et un pays. L’inauthenticité que je dénonce fait fi (or l’occitanisme peut-il raisonnablement en faire fi ?), non seulement du legs de l’histoire, mais aussi de la langue encore parlée ici et là, c’est-à-dire tient dans le plus haut mépris – inaperçu, mais cela ne change rien à l’affaire – la réalité diachronique et synchronique qui est la nôtre. Combien d’occitanistes toulousains, dans la ville même de Goudouli, utilisent systématiquement l’article historique « le » (qui n’est pas un francisme), ou « dinquias » ou « lièit » ou « seré » ? On peut les compter, en étant optimiste, sur les doigts d’une main. L’immense majorité dit « lo », « duscas » (quand ce n’est pas, et de plus en plus, « fins »), « lièch » et « serai »[20]. Si l’on veut entendre l’occitan mondin, il faut aller écouter, dans les faubourgs et les campagnes environnantes, et quel paradoxe !, des occitanophones non-occitanistes. Tout se passe donc, dans notre petit monde occitaniste, comme si – quant à la langue – il n’y avait rien eu d’intéressant et de déterminant avant nous, comme s’il n’y avait rien d’intéressant et de déterminant autour de nous. Illusion et prétention de qui croit que tout commence avec lui… Pourtant, la plupart de mes camarades occitanistes trouveraient incongru, scandaleux et idéologiquement douteux, qu’une personne voulant faire sa vie au Maroc, par exemple, s’abstienne d’apprendre la langue du cru – arabe populaire et/ou berbère – et ne s’adresse aux autochtones qu’en arabe égyptien ou en arabe dit « littéraire », voire coranique[21]. Alors comment se fait-il qu’une telle pratique, jugée à bon droit élitiste, et pour le moins inadaptée, semble – aux mêmes – impossible au Maroc mais finalement possible ici, même si elle s’effectue la plupart du temps en toute inconscience[22] ? Et comment en est-on arrivé là ?

 

Le manque de vraie pédagogie et de réflexion, le manque d’intelligence de situation, pour patents qu’ils soient, n’expliquent pas tout. Au fil des années et d’une régulière observation des mœurs langagières occitanistes[23], il appert que l’avènement progressif de cet occitan « hors sol », coupé du substrat populaire, correspond à la montée en puissance – au sein de l’occitanisme – d’un imaginaire sociopolitique bien déterminé, même s’il reste souvent inaperçu d’un grand nombre de militants, faute de recul suffisant[24], et parce qu’il n’est pas toujours évident, même avec la meilleure volonté, d’identifier la teneur de ce fameux « air du temps » que nous respirons bon gré mal gré dans la vie et l’action au jour le jour. « Assez d’actes, des mots ! » disait Merleau-Ponty : il est des moments où il faut savoir, en effet, se poser, sortir de l’activisme, pour réfléchir dialogiquement à ce que nous faisons, sommes et voulons être. Il est donc temps d’en venir à l’examen des soubassements idéologiques de ces pratiques langagières qui mèneront notre combat à la catastrophe si nous ne sortons pas de l’illusion dogmatique qu’ils représentent :

 

  1. l’idéologie sous-jacente

 

Le concept qui me semble pouvoir englober et recouvrir les différentes modalités idéologiques qui se manifestent çà et là est celui de pureté. Une bonne part de l’occitanisme actuel se replie – et cela d’autant plus dangereusement que ce repli n’est ni perçu comme tel ni thématisé – sur une autre forme d’authenticité que celle que j’ai évoquée plus haut. On l’aura compris, en dénonçant l’inauthenticité d’une langue élaborée in vitro, je revendiquais en creux l’authenticité d’une langue existant in vivo. Or pour bon nombre d’entre nous la langue réelle, encore vivante dans le peuple, n’est pas la vraie langue : seule compte la langue telle qu’elle devrait être, c’est-à-dire telle que la Science linguistique ou la Littérature ou l’Histoire paraissent la définir à leurs yeux[25]dans sa pureté linguistique et/ou originelle. Ce qui a pour conséquence que l’on préfère enseigner ce qui devrait se dire plutôt que ce qui se dit. Il m’a souvent été donné de recueillir le témoignage meurtri de locuteurs héritiers qui s’étaient fait reprendre par un des jeunes missi dominici envoyés dans les campagnes pour y répandre la Bonne Parole linguistique : « Cal pas dire « la fòrma », cal dire « la forma »… »[26]. Qui ne voit le caractère prétentieux et repoussant d’un tel prosélytisme ?

 

En fait, tout se passe comme si nous vivions imaginairement dans « le monde comme si »[27], qui correspond pratiquement à la formule des mathématiciens : « Supposons le problème résolu »… Et, en effet, trop souvent l’occitanisme se comporte comme si le problème était résolu : tout le monde, en ce pays, sait ce qu’est l’occitan, tout le monde a assimilé que l’oc et le patois c’est la même langue, tout le monde connaît l’histoire, dénonce le « génocide culturel » et demande la « réparation historique », comprend l’adoption de la graphie des Troubadours modernisée, maîtrise la problématique « graphie normalisée/graphie mistralienne », veut la resocialisation de la langue, acquiesce à la distinction dialecte/langue standard, domine une terminologie occitaniste pas toujours évidente et rarement neutre[28], et surtout : tout le monde veut absolument qu’on lui impose La Norme, seule et unique, pour sortir d’une détestable pluralité linguistique qui ne cesse d’embarrasser tout le monde quand tout le monde veut s’exprimer, à l’oral comme à l’écrit. D’ailleurs, dans ce « monde comme si », il y a une puissance publique occitaniste capable d’imposer La Norme par voie académique ou politique, cette Norme que tout le monde attend comme une délivrance…

Or, quiconque veut bien sortir de ce rêve éveillé sait que ce n’est pas vrai : le problème n’est pas résolu, loin de là, et il nous reste des années et des années de pédagogie devant nous si nous voulons vraiment sortir des impasses et des malentendus créés par l’ignorance, l’illusion, la peur et la caricature de l’autre. Et il n’est pas vrai non plus que « tout le monde », « les gens », notamment les occitanophones « naturels », souhaitent se rassurer, se dignifier et se normaliser par l’adoption d’une norme unique fonctionnant comme une koinê nationale occitane : le peuple occitanophone ne manifeste aucune volonté massive de transformer sa réalité langagière vivante et fluctuante en artefact unitaire et rigide. Pourquoi ? Parce que ce peuple vit depuis des siècles la pluralité linguistique, que c’est elle qui est vécue comme la normalité et pas le contraire. Cette pluralité n’a d’ailleurs jamais empêché la transmission ni l’expression, quelle qu’en soit la modalité, savante ou populaire[29]. Je vais même plus loin : si ce peuple, toujours de quelque part, donc toujours particulier, jamais homogène, ne demande qu’à parler l’occitan de chez lui, par habitude et par attachement, il n’en souhaite pas pour autant que l’autre, le voisin, le limitrophe, le cantonal ou le régional, soit « le même », l’identique. Tout au contraire : il y a, certes, la présence inégalée de la langue maternelle mais, en même temps, la présence reconnue et acceptée des autres modalités d’énonciation, et même le goût[30] de cette proximité dans la différence, de cette ressemblance dans la non-correspondance. « Pas de Je sans Tu » disait Martin Buber, et c’est vrai également pour les pratiques langagières et culturelles : pas d’identité sans altérité. Nous sommes là au cœur du processus dialectique de la pluralité, au cœur de cette mosaïque langagière qui manifeste – dans et par sa pratique même – l’« équivocité chancelante du monde » chère à Hannah Arendt[31]. C’est sans doute la plus intéressante des conditions humaines : cette chancelante équivocité, qui ne cesse d’interroger et de mettre en mouvement et la langue maternelle et le monde, empêche la promotion impérialiste de l’univoque, la transformation d’une des modalités langagières possibles en Essence, c’est-à-dire en Vérité une et unique, éternelle et obligatoire. Au fond, cette pluralité linguistique animant un même territoire installe une véritable démocratie langagière : pas de hiérarchie absolue ni de modèle unitaire tout-puissant qui viendraient verrouiller les discours en les normalisant[32], la pluralité nous garde de « la folie de l’Un », pour reprendre la profonde formule de Félix Castan.

 

Qu’on ne s’y trompe pas : les variations langagières ne sont pas l’anarchie, elles sont en interaction avec les récurrences, avec lesquelles elles font système. Le rapport de la variation à la récurrence n’est pas celui du libre arbitre à l’obligation : il s’agit en réalité de deux composantes indissociables du même système[33] et toute langue humaine fonctionne sur cette interaction[34]. La variation linguistique, c’est la vie du langage. Elle nourrit, comme l’affluent le fait pour un fleuve, une norme d’usage, laquelle – toujours pratiquée implicitement d’abord – méconnaît l’homogénéité et le fixisme (que ce soit dans les prononciations, la syntaxe, le lexique et même la morphologie) et ne saurait se confondre avec ce qui s’oppose frontalement à elle, à savoir La Norme académique, forme linguistique homogène et fixe, unique et « pure » (parce que supposée purifiée par l’Histoire, ou la Littérature, ou la Religion[35], ou la Science, ou par tout cela à la fois), toujours théoriquement explicitée d’abord. Cette explicitation est, le plus souvent, en même temps, une revendication hégémonique, et précède – au moins dans l’esprit de ses partisans – la tentative d’une imposition. Elle est forcément a posteriori par rapport à la norme d’usage mais prétend s’y substituer, en réduisant la multiplicité à l’Un et l’hétérogénéité au Même, c’est-à-dire en oeuvrant de manière totalitaire contre la vie même du langage, contre sa démocratie foncière. Or c’est le moment que nous vivons actuellement dans l’occitanisme ; le très pragmatique et très pédagogique « Use is meaning »[36], cher aux anglo-saxons, recule devant la religion de La Norme, religion très continentale et plus particulièrement, comme l’on sait, très française[37] : il nous est abondamment répété que pour la communication extra-locale, l’enseignement et les médias, il est mieux d’avoir un occitan « standard » ou une « langue commune » (quasiment le même argument que celui qui a servi à justifier l’uniformisation perpétrée par l’Ecole de la République). Pourquoi est-ce mieux ? On ne sait pas trop, l’argument est rarement développé, l’on a affaire à une idéologie de l’évidence, en laquelle les vérités ne se questionnent ni ne se contestent : le besoin d’une koinè se fait jour, c’est ce que reprend à l’envi la doxa occitaniste, alors à quoi bon s’interroger sur la réalité de ce besoin (existe-t-il vraiment ? Si oui, de qui ou de quoi est-il le besoin ?), sur son bien-fondé (faut-il y répondre ? Pourquoi ? Comment ?), sur notre capacité à le combler, sur les conséquences éventuelles de sa satisfaction ou de sa non-satisfaction, etc.

Toujours est-il que l’on est en droit de se demander : comment les occitanophones ont-ils donc fait pour s’entendre avant l’apparition de La Norme ? Comment avons-nous pu publier tant de revues pan-occitanes (Oc, Occitania Nòva, Talvèra, Gai Saber, Vida Nòstra, Per Noste, Reclams, Leberaubre, Jorn, Aquò d’aquí, j’en oublie et des meilleures) en nous passant de La Norme ? Et surtout : comment avons-nous pu enseigner et transmettre, depuis quelques générations maintenant, sans ce référent suprême ? Enfin, comment comprendre l’appel actuel à l’établissement (artificiel) d’une « langue commune » ? Nous n’en n’avions donc pas auparavant ? Les locuteurs du languedocien ne partageaient donc pas une langue commune avec les locuteurs du provençal, du gascon, du limousin, de l’auvergnat, du vivaro-alpin, etc. ? L’absence de Norme absolue a-t-elle jamais empêché le maintien et/ou la réappropriation de la langue, sa défense, son illustration, a-t-elle jamais empêché l’intercompréhension, l’expression, la diffusion et la création ? Bref, nous vivions dans le péché, dans une espèce de paganisme d’avant la Transcendance Unique, mais les grands prêtres de la Langue sont venus nous sauver des ténèbres…

 

D’aucuns trouveront sans doute déplacé, exagéré, l’adjectif « totalitaire » avancé ci-dessus. Les tenants occitanistes de La Norme sont, bien évidemment, de gentils démocrates pétris des meilleures intentions (sauver la langue-culture occitane) : loin d’eux la volonté d’acclimater des camps de rééducation linguistique à nos latitudes tempérées, loin de moi toute velléité de les en accuser ! Rappelons-nous pourtant que l’adjectif totalitario, né au coeur du fascisme italien, sert d’abord à désigner le désir d’en finir avec le frammentario, le fragmentaire[38], et à s’opposer à toutes celles et ceux qui « du fait même de leur mentalité sont disposés à ne pas être eux-mêmes, mais à être capables d’accueillir la parole d’autrui – il verbo altrui. »[39]. Il n’est donc pas incongru de qualifier de totalitaire toute volonté de réduire par la force la différence et le différend, d’instaurer par la contrainte le règne du Même, de l’uniformité[40]. Mais quelle force, me dira-t-on ? Quelle contrainte ? L’occitanisme ne dispose d’aucun organe de législation ni de répression ! C’est vrai, et vu la mentalité de commissaire politique, pardon : linguistique, affichée par certains d’entre nous, l’on ne peut que s’en féliciter… En fait, les choses se font, chez nous, en douce et en douceur : point n’est besoin de violences, l’exclusion subreptice suffira. Et, en effet, il suffit d’exclure sans le dire – des dictionnaires, des diverses publications, des discours radiophoniques et télévisuels – ce qui sera considéré comme trop dialectal (mais en quoi cette pratique se distingue-t-elle alors de celle qui fut menée pendant des siècles par la si décriée Académie Française ?), trop allogène (mais curieusement seuls les francismes – ou considérés comme tels – font les frais de cette allergie-là, on ne se formalise pas des catalanismes ou des hispanismes de fait qui nous sont imposés ici ou là, notamment sous couvert d’étymologie[41]). En clair et en résumé : il faut se débarrasser de ce qui est trop populaire. C’est que le peuple est peu fiable, tout contaminé qu’il est par le virus du français, c’est-à-dire par le virus français, tout parasité qu’il est par un conditionnement sociopolitique et culturel pluriséculaire qui le rend défaillant et ignorant (la fameuse « aliénation », perçue comme consubstantielle aux classes laborieuses et à laquelle échappent, bien sûr, les élites éclairées)…

 

Cette vision implicite du peuple et du populaire trahit le mépris dans lesquels on les tient en fait[42]. Ici encore, rien que de très nouveau et de très classique : le peuple est le « gros animal » menaçant, selon la formule de Platon, qu’il faut savoir tenir d’une main de fer (l’Ancien Régime) ou il est ce grand enfant qui ne sait pas et qu’il convient d’éduquer (la République). Ainsi, vu comme un matériau plastique qu’il faut, quoi qu’il en soit, modeler au gré des impératifs idéologiques et/ou des nécessités étatiques, le peuple – quantitativement majoritaire – n’en est pas moins constamment perçu comme marqué par la minorité ; pessimisme éthique sous-jacent : à la plèbe, incapable d’autonomie et de lucidité, il faut des tuteurs, des patriciens capables de la purger, quand besoin est, de ses passions mauvaises, y compris de ses humeurs langagières. Etrangement, les zélateurs de cette prophylaxie linguistique ne semblent en rien gênés par les gallicismes pouvant exister dans d’autres langues latines : que l’hispanophone dise « chantaje » ou « coche », que le catalanophone dise « xantatge », « croissant », « crupier », que le barcelonais puisse dire « Mèrci » au lieu de « Mercès » ou de « Gràcies », etc., tout cela leur paraît relever des échanges interculturels établis par l’Histoire et sera jugé « normal », c’est-à-dire inévitable, et plutôt positif (les militants occitanistes sont en général et en théorie des partisans du métissage culturel). De même ne s’étonneront-ils pas qu’une langue aussi prestigieuse et mondialement répandue que l’espagnol puisse ne pas connaître La Norme, une et unique : on peut y dire et écrire, en effet, « periodo » ou « período », pour ne prendre qu’un exemple parmi bien d’autres, et la question « Y tú, ¿qué haces ? » peut, dans cette langue, varier en « Y vos, ¿qué hacés ? », et vice versa. D’ailleurs, ils seront souvent capables de dire que la seconde formulation est « en espagnol d’Argentine » et il ne leur viendrait jamais à l’esprit de parler de « dialecte argentin ». Que l’espagnol, ou l’italien, soit un et multiple à la fois, que cette langue connaisse normalement la variation, la fluctuation, est pour eux une affaire entendue. On a là une attitude quasiment phénoménologique : on constate et décrit ce qui est, plus exactement : les phénomènes, c’est-à-dire les choses telles qu’elles nous apparaissent. Mais cette attitude change dès qu’il est question de l’occitan : ce qui est bel et bon à l’extérieur des frontières, et pour les autres, ne l’est plus à l’intérieur du pays et pour nous-mêmes[43]. C’est que l’on touche là à ce qui ressortit à l’identité propre et à l’image que l’on se fait de soi. Or celles-ci ne sont apparemment pas vécues positivement : une grande partie de l’occitanisme actuel n’assume plus la fragmentation inhérente au langage, cette variation qui en est le « fait nucléaire »[44] et dont les enfants prennent conscience dès qu’ils se frottent aux structures essentielles d’une langue. Dès lors l’on délaisse la description phénoménologie pour promouvoir avec force l’idéalisme, la norme idéale, et l’académisme – qui n’était jusque là qu’une tentation permanente, présente, par exemple, chez Alibert[45] – est en passe de triompher. Cet académisme, à la fois instrument et symptôme, charrie tous les hypercorrectismes, les étymologismes, les néologismes et les archaïsmes qui, dans l’occitanisme contemporain, caractérisent nombre d’énonciations régies par un indéniable principe de plaisir et sont autant d’esquives, de fuites, par rapport à un principe de réalité (linguistique) actuellement affaibli : la langue qui devrait être tend à s’imposer (hélas, pas seulement sur le mode imaginaire) à la langue qui est, et ce qui n’était jusque là que normalisation graphique se mue en normalisation linguistique[46]… Soyons clairs : il est normal que la Linguistique mène ses recherches et en fasse part. Cela n’est absolument pas remis en cause ici ; ce qui l’est c’est la prétention d’utiliser le savoir acquis à des fins de dirigisme linguistique, lequel vise le rétablissement d’une mythique pureté de la langue et la consécration (au moins symbolique) de la minorité ayant fait le choix du purisme. Or ce dirigisme a comme corrélat l’idée implicite – et c’est là un second constat de pessimisme éthique – que le langage populaire, ordinaire et impur, est sans avenir. Ce dernier serait la grande affaire des normalisateurs, de celles et ceux qui légifèrent au nom de la Science. Mais, nourri dans ma prime jeunesse à la philosophie du soupçon, je ne puis me retenir de penser : tout ce beau monde ne légifère-il, en vérité, qu’au nom de la Science ?

 

La défiance envers la pluralité de la langue-culture populaire, envers sa capacité créatrice, est tout sauf neutre. Pourtant, les faits sont là[47] : de « monsieur », par exemple, le peuple a fait « mossur », puis les dérivés « mossuròt », « mossuradas », « mossuralhas », « mossurejar », etc. Pour remplacer cet affreux gallicisme, La Norme veut nous imposer « Sénher » que le peuple emploie exclusivement pour parler de Dieu ou à Dieu (cf. « Nòstre Sénher »). Pourquoi vouloir abolir cette vérité linguistique et mentale de fait (la distinction et opposition « mossur/Sénher »), vérité qui a le mérite d’exister et de fonctionner, au profit d’une « pure » vérité supposée de droit (l’unique « sénher »), porteuse de confusion (la désignation de l’homme = la désignation de Dieu) et que personne ne comprendrait ? Comment ne pas voir que ça serait bouleverser une certaine vision du monde, vision que le discours instaure, que de désigner un être humain par un vocable depuis longtemps réservé à Dieu ? Serait-ce, pour le locuteur « naturel », héritier, le même monde mental, la même langue ? Et quel effet cela produirait-il sur lui d’être appelé ainsi par un néo-locuteur? Ces questions ne sont pas d’actualité pour le normalisateur ; pour lui, comme je l’ai dit, l’urgence est à recoudre ce qui a été déchiré. Et « Sénher » a beaucoup de mérites à ses yeux, qui sont autant d’enjeux idéologiques :

 

– il renoue avec l’Age d’Or médiéval, troubadouresque, et représente une revanche symbolique sur l’Histoire d’après la catastrophe ;

–  il appartient par là même à l’écrit le plus noble (pour le normalisateur, qui est un lettré, l’écrit est supérieur à l’oral[48]) ;

–  il s’abrège en « En » – ce qui l’identifie au catalan, idiome frère, noble, prestigieux, quasi étatique, symbole de sérieux et de réussite, sorte de double ultra-positif et d’ange gardien de l’occitan (l’arrimage à la Catalogne est lui aussi vécu comme une revanche symbolique sur les vicissitudes de l’Histoire[49]) ;

–  il ressemble à « senyor », « señor », « signor », etc., ce qui le rapproche d’autres langues latines et l’éloigne du bâtard « mossur », donc l’éloigne du français…

 

Dans cet exemple, au fond, tout est dit : il s’agit bien de purifier la langue en supprimant au maximum ces effets néfastes de l’histoire que sont les francismes. Où l’on voit que, d’une certaine façon, purifier la langue c’est aussi purifier l’Histoire, en la réécrivant, en la jouant contre elle-même. « Mossur » est un produit de l’Histoire ? Qu’importe, on ira chercher dans l’Histoire de quoi effacer cette erreur de l’Histoire[50] : il suffit de remonter aux origines, c’est-à-dire à l’époque mythique d’avant la France. Elle est là, au fond, la pureté : dans la non-France, l’a-France, le hors-France, l’anti-France, comme on voudra dire… Le mot occitan d’origine française n’est pas considéré comme un vrai mot occitan mais comme une tache qu’il convient d’effacer. Ainsi la forme « mème » sera-t-elle rejetée, alors qu’elle est utilisée dans l’inter-système, c’est-à-dire dans la langue parlée majoritairement ; on optera pour « meteis », pour l’idéal contre la réalité, pour la pureté transcendante contre l’impureté immanente, c’est-à-dire : contre la copulation (historique) avec le français. Pauvreté de l’occitanisme quand il croit trouver son identité dans la rage qu’il déploie contre la France et le français ! Médiocrité de l’occitanisme quand il n’est que réactif, c’est-à-dire n’existe que contre, que « par rapport à… », non pas dans une affirmation positive et première de soi mais dans une réaction réflexe et non-réflexive, seconde, à l’épouvantail francimand ! Aveuglement de l’occitanisme qui s’inféode alors sans s’en rendre compte au modèle négatif tant honni, ne vit que par un combat qui le subordonne ! Errement de l’occitanisme qui croit faire acte de liberté au moment même où il renonce de manière insue à exister pour soi et s’enferme dans une relation mortifère, de type répulsion-fascination, avec ce qu’il est censé rejeter (la souillure française) mais dont il a besoin, au final, pour tenir debout…

 

L’ironie de l’histoire est que cet occitanisme du ressentiment ne peut vivre qu’en mimant inconsciemment le pouvoir français : l’Occitanie a été l’une des victimes du centralisme (monarchique puis républicain) ? L’occitanisme veut se donner un occitan « central » (on en déduit donc qu’il y aura des occitans périphériques, secondaires) ; elle a souffert de l’uniformisation culturelle ? Il ne rêve plus que d’un occitan « standard » (la standardisation, c’est quoi exactement déjà ?) ; elle a connu le corset de l’académisme ? Il va chercher à endiguer et assagir la vie du langage dans de très sérieuses Académies[51] ; elle porte les stigmates du mépris de l’élitisme français envers le peuple ? Il va produire certaines élites locales et régionales qui, parlant – comme il se doit – au nom du peuple, inventeront le mépris soft (par l’indifférence, l’évitement, le contournement) ; elle a subi la hiérarchisation des parlers et l’essentialisation de La Langue inhérentes à la constitution de l’Etat-Nation ? Il va reconduire cette hiérarchie et cette essentialisation au sein même de la langue minorée qu’il prétend défendre : la position de cet occitanisme quant à la question des « dialectes » me semble à cet égard tout à fait parlante. La notion de dialecte fait partie, chez nous, de ce matelas d’évidences sur lequel repose une vision des choses amplement partagée et ne faisant jamais l’objet de la moindre remise en cause. Pourtant, l’existence en soi du dialecte n’est pas une évidence. L’occitanisme des années 70 présentait souvent – et à juste titre – la langue comme « un dialecte qui a réussi », ce qui sous-entendait qu’il n’y avait pas de différence d’essence entre langue et dialecte mais une distinction somme toute circonstancielle et toute relative – parce que politique. Il n’en est plus de même maintenant où, même sous la plume des plus éminents de nos linguistes, l’on parle du dialecte comme s’il avait une existence objective. Or cette dernière est loin d’être vérifiée, si l’on en croit Ferdinand de Saussure lui-même : « Il est difficile de dire en quoi consiste la différence entre une langue et un dialecte.  Souvent un dialecte porte le nom de langue parce qu’il a produit une littérature ; c’est le cas du portugais et du hollandais.[52] ». On croirait entendre parler un gauchiste de l’après 68, tant son propos détonne par rapport au dogmatisme qui domine en notre saison : « Les idiomes qui ne divergent qu’à un très faible degré sont appelés dialectes ; mais il ne faut pas donner à ce terme un sens rigoureusement exact ; nous verrons (…) qu’il y a entre les dialectes et les langues une différence de quantité, non de nature. ». Les divergences dont il parle sont simplement les variations ou fluctuations, géographiques et/ou sociales, que j’ai évoquées précédemment à maintes reprises. Pour lui, c’est la différence dans la quantité de divergences qui fait la différence entre le dialecte et la langue. Celle-ci est donc alors logiquement beaucoup moins marquée par la variation énonciative et connaît une unité formelle du code : elle est normée, standardisée ; en cela, elle est considérée comme plus « commune » et peut être le véhicule, entre autres, de la littérature et de l’administration. C’est aussi ce que nous dit n’importe quel dictionnaire basique de linguistique[53]. Mais dans le cas qui nous occupe (l’occitan), et puisqu’il y a apparemment une solidarité nécessaire entre la langue et le dialecte[54], si le languedocien, le gascon, le provençal, le limousin, l’auvergnat, le vivaro-alpin, etc., sont des dialectes occitans ou des dialectes de l’occitan (comme il est coutume de dire), alors où est l’occitan ? Où est l’occitan proprement dit ? Où est-il en tant que langue existant et fonctionnant à part de ses dialectes ? Où est-il en tant qu’idiome réellement existant et donc comme référence par rapport à laquelle se détacheraient ses dialectes ?

 

En réalité, l’occitan est nulle part ailleurs que dans cette pluralité linguistique pratiquée à l’oral comme à l’écrit sur son territoire historique. Je parle languedocien, gascon, limousin, provençal, auvergnat, vivaro-alpin, etc., alors je parle l’occitan, c’est-à-dire obligatoirement un occitan, et non pas un dialecte (de l’) occitan ; alors je parle une langue dans une de ses modalités géographiques et/ou sociales car, être de situation, je ne peux parler qu’une langue en situation. En réalité, je ne peux pas parler la Langue, parce que c’est une abstraction ; je parle une certaine langue, une langue toujours particulière, toujours singulière même : la mienne. C’est cela qui discourt et pas autre chose. En réalité, le dialecte est une vue de l’esprit du linguiste[55], au mieux c’est un concept opératoire, c’est-à-dire une idée générale qui lui permet de travailler, en l’occurrence : d’analyser (de séparer, distinguer) les divers composants d’une seule et même langue. Mais l’on peut très bien sortir de cette approche scientifique, c’est-à-dire abstraite (n’ayant de réalité que mentale, détachée du vécu qu’elle étudie et toujours seconde par rapport à lui), et cesser de confondre la carte et le territoire. Si l’on opte pour le territoire, on renoue avec une approche phénoménologique des choses, avec l’expérience que nous avons du monde, expérience qui pour être familière n’en est pas moins vraie – sur un autre plan – que l’examen ou l’expérimentation scientifique, et qui a l’avantage sur eux d’être première, c’est-à-dire fondamentale et originaire. C’est cette approche qui anime le regard pénétrant d’un Thomas d’Aquin, puis d’un Nicolas de Lyre, dont le témoignage, aux XIIIe et XIVe siècles, me paraît mieux rendre compte de la réalité linguistique que bien des analyses « objectives » du scientisme contemporain[56] :

 

« Dans une même langue [lingua] on trouve diverses façons de parler [diversa locutio], comme il apparaît en français [parler de l’Île de France], en picard, et en bourguignon ; pourtant il s’agit d’une même langue [loquela]. »

 

« Bien que la langue française soit une, ceux qui sont de Picardie la parlent différemment de ceux qui habitent Paris ; et par cette diversité [varietas en latin], on peut percevoir d’où quelqu’un vient. »

 

Arrêtons donc de considérer l’occitan comme une forme supra-dialectale, alors qu’il ne se tient pas en dehors de ces modalités que l’on ne cesse de présenter comme des dialectes, ce qu’elles ne sont pas. Elles sont le réel même de la langue – son inhérence, sa consistance – pas des extériorités ou des excroissances. Il faut rompre salutairement avec un schéma très français, au sens où il nous est légué par l’histoire de la France : celui de la hiérarchisation des idiomes, donc des individus et des peuples qui les parlent. Sait-on que « C’est Ronsard qui emploie le premier le mot dialecte pour désigner le parler du Vendômois, sa région d’origine, sans doute parce que le mot patois était trop péjoratif. »[57] ? Ce mot savant fonctionne donc, dès le départ, comme un cache-sexe : l’organe honteux et puant qu’il faut occulter, c’est le patois. Et c’est sur ce rejet linguistique-là, rejet géographique et social, que s’est construit au fil des siècles l’élitisme culturel français…

Est-ce ce schéma que nous désirons reproduire inconsciemment avec ce fantasme de « l’occitan standard », de la « langue commune », de la koinè salvatrice[58] qui viendrait tout à la fois chapeauter et dépasser les « dialectes » ? Est-ce ce schéma hiérarchique, élitiste, que nous voulons continuer à envoyer comme signal d’avenir aux locuteurs héritiers (et aux autres) ? Car il ne faut pas se raconter d’histoires, le mot « dialecte » n’est jamais neutre, il est toujours connoté péjorativement, y compris quand il est utilisé dans le cadre de la science : le dialecte est pensé comme exclu de certaines fonctions linguistiques à cause de sa prétendue portée limitée et d’une inscription dans le registre écrit jugée faible. Il est donc perçu comme rustique, voire rudimentaire, culturellement inférieur, restreint, sans statut enviable. Bref, le « dialecte » ce n’est guère mieux que le patois ; et c’est l’irrespirable, l’insupportable, pour qui rêve de reconnaissance, de prestige, d’ascension sociale et … d’identité pure. Il représente en effet l’altérité au cœur même de la langue, c’est-à-dire de ce qui est perçu comme facteur primordial d’identité. Or comment ne pas voir, à ce stade, que la volonté déclarée de dépasser cette altérité, laquelle ne cesse de se manifester dans la pluralité langagière effective, cache mal le désir fantasmatique de se débarrasser de la langue elle-même, de la langue telle qu’elle vit, trop impure, pour s’en donner une meilleure : unie, homogène, donc objet d’une plus grande fierté jouissive ?  Je le disais précédemment : tout un pan de l’occitanisme actuel ne peut plus assumer l’image – à ses yeux négative – que semble lui renvoyer la différence interne propre à notre langue-culture. C’est peut-être ce qui explique qu’il puisse ringardiser et provincialiser un peu plus celles et ceux qui s’obstinent à rester fidèles à la vièlha que vòl pas crebar[59], c’est-à-dire à la langue réelle, en leur faisant savoir qu’ils se perdent dans un usage linguistique subalterne[60] et qu’il conviendrait – pour en finir avec cette honteuse condition-là – qu’ils s’assujettissent à un usage supérieur, moderne, celui de La Langue, la seule, la vraie.

Cependant, nos prétendus « dialectes » n’ont-ils pas été des idiomes administratifs et/ou scientifiques, ici ou là, dans un passé lointain ? Ne sont-ils pas depuis des années et des années langues enseignées et enseignantes ? Surtout : ne sont-ils pas porteurs d’une immense littérature, à la fois savante et populaire, des Troubadours à nos jours ? Et si koinè il doit y avoir, quel est ce manque de confiance en nous, et en la force du langage, qui ne nous permet pas d’envisager que cette variété nouvelle de la langue puisse naître – non pas de l’artefact – mais du commerce d’autres variétés de la même langue entre elles ? C’est pourtant de leur combinaison dans une situation de contact permanent qu’émergera éventuellement cette nouvelle variété linguistique. Mais cette « koinèsation » ne se fera que si chacun ou chacune a la possibilité de pratiquer de manière libre et décomplexée la ou les variantes dont il a l’habitude…

 

Le moment occitaniste que nous vivons, celui qui se projette déjà, au-delà de l’hétérogénéité langagière présente, dans un futur linguistique homogène et conforme, débarrassé du boulet dialectal, me renvoie irrésistiblement à la fin du XVIIIe siècle et à son double schéma de négation culturelle du peuple :

 

  • sous l’Ancien Régime d’abord, pour des raisons de prestige, de distinction sociale, les élites françaises vont reléguer les parlers populaires dans les marges : elles les comprennent, mais ne se commettent plus officiellement avec le langage ouvrier ou paysan. C’est par le haut que s’efface et se nie la différence culturelle interne au pays. Fidèles à Vaugelas, les élites considèrent l’usage du patois comme un stigmate social incompatible avec « le bon usage ». L’Etat, qui a fort à faire avec l’hétérogénéité sociale, a établi l’homogénéité de son administration. Et l’on conçoit de moins en moins facilement la nation comme une entité impure ;

 

  • sous la Révolution ensuite, qui veut inventer un monde nouveau et une nouvelle langue pour des idées nouvelles, mais ne va finalement rien changer à ce mépris et à cette méprise culturels, au contraire : pour les nouvelles élites, le patois devient un obstacle passif ou une résistance active à la liberté qui s’est mise en route. L’Abbé Grégoire croit que les patois ne sont pas des langues, que leur grossièreté incline au fanatisme et ne peut exprimer ni l’abstraction, ni l’universel, ni la fraternité. La République confond unité nationale et homogénéité culturelle, égalité politique et uniformisation linguistique, et des décennies d’instruction scolaire feront le reste…

 

La doxa bien-pensante considère que la France républicaine s’est ainsi donné les moyens d’inventer un demos, c’est-à-dire un peuple au sens politique, un corps de citoyens ; ce n’est évidemment pas faux mais c’est ne voir que la moitié des choses, car l’invention de ce demos s’appuie incontestablement sur l’invention d’un ethnos, un peuple au sens ethnique, un groupement humain caractérisé principalement par une même culture, une même langue. Mais, me dira-t-on, quel rapport entre ces élites françaises du XVIIIe et certaines élites occitanistes actuelles ? Pourquoi ce parallèle entre des périodes historiques si dissemblables, entre des pratiques en apparence si opposées ?  L’occitanisme n’est-il pas l’autre de l’élitisme français, son opposé ? N’est-il pas l’antidote absolu à toute politique uniformisatrice hégémonique, à toute négation de l’altérité, de la pluralité ?

 

Le rapport est le suivant : j’émets l’hypothèse que nous sommes toujours collectivement et inconsciemment tentés de reproduire, à notre échelle, dans notre sphère, et dans les circonstances particulières que nous vivons, le schéma politico-culturel appliqué par le pouvoir français à la fin du Siècle des Lumières. Non pas à cause d’un goût immodéré pour le XVIIIe siècle, bien sûr, mais parce que ce double schéma – fondateur – nous hante, parce que sa logique nous détermine, même si c’est sur un mode négatif, même si c’est « en creux » ; parce que nous restons dépendants de ce que nous combattons et que, à l’image du colonisé qui s’empresse de mimer son ex-oppresseur dès qu’il a recouvré sa liberté, nous ne pouvons nous empêcher de répéter implicitement un schéma qui est finalement le seul que nous connaissions et qui nous apparaît confusément comme un recours à la crise : celle, protéiforme, que vit notre société ; et celle que vit l’occitanisme, confronté à la disparition programmée des derniers locuteurs occitanophones « naturels », aux derniers souffles d’une altérité paysanne qui représentait un véritable vivier culturel, à la francisation massive, au piétinement de l’occitanisme politique, aux difficultés et aux succès mitigés de l’occitanisme culturel et d’une reconquête des esprits et des cœurs qui arrive difficilement à dépasser le stade du symbolique…

 

Ce double schéma occitaniste actuel, je le qualifie de nationaliste, sans aucune intention péjorative[61]. Il est le pendant du nationalisme français, malgré une dissymétrie évidente. Après le moment de gauche que furent les années 70 et 80, s’installe, à petits pas d’abord, puis d’une foulée plus décidée, le moment nationaliste qui gagne en importance dorénavant[62]. Il me faut ici, pour mieux éclairer la suite de mon propos, mettre ces deux moments – le gauchiste, puis le nationaliste – en perspective ; une comparaison globale de ces deux moments s’impose si l’on veut comprendre d’où procède le double schéma nationaliste caractérisant l’époque que nous vivons (et j’ai bien conscience que cette comparaison rapide trouvera toujours ses exceptions) :

 

  • le moment de gauche: que demande globalement l’occitanisme de l’après-guerre, en grande partie issu de la Résistance et/ou de son esprit  ? Moins de République, plus de démocratie effective. Celle-ci passe par les luttes pour l’émancipation, donc la réhabilitation, du pays réel et de son peuple : les classes laborieuses (mineurs, viticulteurs, Larzac, etc.). Le mot d’ordre est « Autonomia ! » mais l’autonomie dont nous rêvons, au fond, c’est l’autogestion généralisée, le principe de subsidiarité généralisé, un développement économique équilibré pour le pays, l’autonomie telle que Castoriadis la théorise, pas l’indépendance sur des bases ethniques (Fontan et son P. N. O. restent à la marge). Une affichette proclame : « Los borgeses mespresan la lenga del pòble. Parlar occitan es un acte revolucionari ! ». Elle dit beaucoup : l’illusion lyrique (si parler occitan est vraiment un acte révolutionnaire, alors les campagnes regorgent de dangereux bolchéviques !), mais surtout la volonté d’en finir avec le mépris dont la langue du peuple est l’objet de la part des élites. L’occitan est défendu, revendiqué, en tant qu’il est la langue du peuple. Quand Martí chante « Occitania saluda Cuba », l’Occitanie dont il parle c’est le peuple « que parla coma un torrent », sa dignité, sa liberté. Quand il chante sa terre, ce n’est pas du mythique terroir des Félibres dont il s’agit mais d’un pays qui subit l’exode rural, la mise en désert de régions entières, le tourisme de masse, l’exploitation éhontée, la pollution, la déculturation, etc. Aucun chauvinisme interclassiste dans tout cela, la « nacion » c’est d’abord le peuple des petits qui souffrent, on parle de « socialisme », Jòrdi Blanc traduit et publie en occitan Lo Manifèst del Partit Comunista de Marx et Engels[63], et la « descolonizacion » que l’on appelle de ses vœux tient plus du bouleversement des mentalités, des pratiques et des structures traditionnelles que de l’arrachement sécessionniste. Bref, comme l’écrit à l’époque Roland Pécout, l’Occitanie « (…) est le nom que nous donnons, dans ce coin d’Europe, et à partir d’une situation donnée, à l’aventure des hommes pour en finir avec le vieux monde. »[64]. Cet occitanisme qui se voulait « de classe » est sans doute critiquable sur bien des points, à commencer par sa rhétorique tiers-mondiste, mais il est quelque chose que l’on ne peut lui enlever : sa référence constante au peuple comme centralité de son combat, dans un souci permanent d’identifier lutte pour l’occitan et défense des classes populaires. Il a compris, malgré toutes les mythifications et les erreurs tactiques qu’il peut produire par ailleurs, que les aléas de l’Histoire ne permettent pas à l’occitanisme contemporain de se dissocier de ces petites gens qui portent encore la langue-culture d’Oc. Pour ce moment-là, le sacré et le légitime, c’est le peuple ;

 

  • le moment nationaliste : nous y sommes, même s’il n’est pas thématisé comme tel. Je ne veux pas dire que l’immense majorité des occitanistes actuels s’est affiliée au Parti de la Nation Occitane ou se proclame spontanément nationaliste en toute connaissance de cause. Je veux dire que, pour cet occitanisme-là, le sacré ce n’est plus le peuple et que le mot nacion n’a plus la connotation sociale, de classe, qu’il avait précédemment. Ce mot a désormais une valeur plus classique : il s’agit certes toujours d’un groupement humain déterminé par un territoire, une langue, une culture, une histoire, mais ce groupe n’est plus identifié aux classes laborieuses, il a une connotation large, interclassiste ou dépassant même la problématique classiste, voire niant l’idée que la lutte des classes soit déterminante dans la vie des hommes. Ce qui est mis désormais en avant c’est la vision d’une communauté historique unie autour de sa langue, sa culture, ses traditions, ses souvenirs (traumatiques ou heureux), son patrimoine, son génie, ses valeurs spécifiques : on remonte du Moyen Âge les concepts de jòi, paratge, convivéncia, mercé, etc., pour les recycler selon les besoins du temps. Montségur est toujours un symbole de liberté, de résistance à l’oppression, mais tout autant celui d’une civilisation. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : l’Occitanie est avant tout perçue comme une civilisation, c’est-à-dire une continuité historique, une culture et une spiritualité durables et à part, une nation en puissance, en devenir permanent[65]. Ce sentiment s’exacerbe d’autant plus que nous nous identifions davantage encore à la Catalogne : au « Som una nació ! » catalan répond en écho notre mimétique « Sèm e serem ! ». L’Occitanie est pensée maintenant comme une identité transhistorique constituée de longue date (un ethnos que certains font remonter à l’Antiquité[66]) qui a besoin d’une inscription culturelle, mais aussi politique, dans les faits. Le transfrontaliérisme européen paraît lui donner une chance de s’affirmer en échappant au corset hexagonal. Le hic de l’affaire, c’est le peuple. Cet occitanisme a beau manifester que son nationalisme est ouvert, humaniste, le contraire d’une crispation identitaire, d’une fermeture à l’autre, le peuple n’est pas vraiment au rendez-vous. Il veut bien être occitanophone, voire culturellement occitaniste, sympathisant de la cause culturelle, mais ne se revendique pas massivement occitan. Il n’est pas prêt à troquer sa carte d’identité française pour une carte d’identité occitane, fût-elle symbolique. Il tient à l’idéal républicain mais ne veut pas qu’on lui refasse le coup de l’identité unique et univoque. Il semble se contenter d’une pluralité de fait et a par ailleurs beaucoup d’autres chats à fouetter. Comme le dit Claude Sicre : « Le peuple ne veut pas un monde, il veut des mondes » …

 

C’est donc parce que le peuple est jugé défaillant par rapport à cette Occitaniae perennis, par rapport à cette nacion plus que millénaire – culturellement défaillant (sa langue est impure) et politiquement défaillant (il persiste à se sentir français, malgré tout) – que les tenants du nationalisme soft vont opter pour deux attitudes fondamentales par rapport à lui. Où l’on retrouve le double schéma caractérisant les élites françaises de la fin du XVIIIe siècle :

 

  • la tentation du Même: c’est la version Ancien régime, le repli sur le pré carré du littéraire, de la belle langue prestigieuse, du plaisir de l’entre-soi : on n’écrit plus pour le peuple mais pour soi et pour ses pairs, dans une langue d’Oc de laboratoire qui n’a plus rien de populaire ni de pluriel, ce dont justement on s’enorgueillit (plus question de se commettre avec le paysan, l’employé, l’ouvrier, etc., qui de toutes les façons s’en fichent). Cet élitisme peut être involontaire ou pas, c’est selon, et il permet de multiples distinctions : par rapport à l’élite francophone, par rapport au militant occitaniste de base, enfin par rapport au peuple. On est là dans la pureté de l’homogénéité sociologique mais aussi culturelle et linguistique : la langue est désormais sans scories dialectales et le parler ordinaire est banni. Le « dialecte » peut survivre à titre de curiosité ethnologique, objet d’une curiosité passagère. C’est enfin l’avènement de La Langue, comme divinité, royaume immatériel, immaculée conception pour jouissance en vase clos ;

 

  • la tentation du Tout-Autre: c’est la version révolutionnaire ou réformiste radicale, l’invention d’une nouvelle langue pour dire un monde nouveau. Malheureusement, le peuple est un boulet, son langage n’est plus adapté, trop ringard, trop dispersé, changeant, perturbant, pas assez passe-partout, unifié, homogène, cool, rapide (pour « textoter » ou surfer sur Internet), sérieux (les variations dialectales, est-ce bien raisonnable ?), souple, enseignable… L’occitan n’est plus qu’un prétexte, une pâte à modeler à volonté, servant à la création d’un Volapük sur mesure. Pour la liberté linguistique future, pour La Langue pure de demain, sacrifions le grossier patois d’aujourd’hui ! Et vive l’Artefact Suprême !

 

Dans les deux cas, c’est l’abandon du peuple. Curieux nationalisme qui est prêt à se passer de son peuple : il n’est pas conforme, oublions-le ! Et ce vers quoi nous nous acheminons tranquillement, nous les tenants du pluralisme linguistique, les irréductibles de la différence, c’est l’instauration douce mais irréversible, à coups de « normativisation » linguistique, d’un unilinguisme interne à l’occitan. Joli retour du refoulé franco-jacobin ! Mais si cet unilinguisme est un projet, comme la norme et son bon usage unitaire, il est surtout une illusion. Le réel du langage est autre ! Et que dire des locuteurs héritiers ? Ils sont le vrai créateur collectif, le moteur de l’évolution langagière ; peut-on réformer la langue, mener une entreprise néologique sans eux ou contre eux ? Il y a un sacré paradoxe, pour le linguiste, à vouloir intervenir transitivement sur la langue alors que toute sa science repose sur l’idée, mise en évidence par l’histoire des langues, que cette évolution est principalement le fait de l’action des locuteurs et du temps. L’occitanisme est-il né pour qu’une minorité de normalisateurs impose ses choix à une majorité de « normalisés » ou bien pour que le peuple prenne enfin la parole dans sa langue? L’imposition, même symbolique, d’une norme autre que la véritable norme, la norme d’usage, est non seulement une grave erreur pédagogique, qui réinstaure dans l’esprit des gens la funeste distinction patois/occitan, mais aussi une méprise de taille sur le sens de l’engagement occitaniste. Pour ma part, on l’aura compris, je ne participerai à aucune entreprise visant à faire du locuteur occitanophone un « unilingue del dedins » (pour parodier Joan Larzac). Quand je suis entré en occitanisme, en 1971, je n’ai pas signé pour ça…

 

Eric Fraj

 

[1] Seule l’intervenante s’exprimant en limousin avait trouvé grâce à ses yeux…

[2] Ce constat nous ne sommes pas, bien sûr, les premiers à le faire. Voir par ex. ce qu’en disent les linguistes Xavier Lamuela et Joan Fulhet dans l’excellent, L’occitan de viva votz, Edicions IEO 31, Tolosa, 2008.

[3] Ils prononcent bien séparément « cada /an », par ex., ce qui devrait se dire « cad’an ».

[4] Or une langue vivante n’est-elle pas d’abord une langue qui se parle ?

[5] Quel sens cela a-t-il d’imposer « lo lach », « enebit », « en cantar », dans des zones qui méconnaissent ces formes et ne disent – depuis des siècles – que « la lait/la lèit », « interdit », « en cantant » ?

[6] La Bressola est l’équivalent de la Calandreta, en Catalogne-Nord.

[7] C’est-à-dire depuis 1970.

[8] Cf., à propos de la problématique catalan du Roussillon/catalan standard, la très instructive contribution de Joan Peytaví Deixona : « Quelle langue (ré)apprendre ? » in L’école, instrument de sauvegarde des langues menacées ?, Actes du colloque du 30/09 et 01/10/05 à l’Université de Perpignan, Presses Universitaires de Perpignan, 2007, pp.148-165.

[9] C’est l’argument que m’opposa le président d’une de nos Calandretas il y a quelques années.

[10] A propos de cette réalité une qu’est la langue-culture, voir l’œuvre d’Henri Meschonnic.

[11] Inévitable quand l’on se complaît dans la fabrication d’un langage élitiste…

[12] In Quasèrns pedagogics, n°53, 1971. Cité par Rogièr Teulat dans Uèi l’occitan, I. E. O., 1985, p. 40.

[13] Imaginons, pour ne pas charger la barque, qu’il le prononce bien, ce qui est loin d’être garanti…

[14] Des exemples de cette sorte je peux – hélas ! – en citer à foison et en renouveler régulièrement le stock puisque l’épreuve orale d’occitan au Baccalauréat m’en fournit tous les ans, et non des moindres. La grande majorité des candidats qui me disent entendre peu ou prou la langue chez eux ne font pas la liaison entre « le patois » de la famille et l’occitan appris à l’école. Et ça se comprend : on leur enseigne « lo can » (parfois même prononcé [ko]) et « lo fach » quand le milieu dit « le gos » et « le fèit ». Pour peu que le professeur n’explicite pas le lien patois/occitan, le (mauvais) tour est joué ! Comment des adolescents ou des adultes peu férus de linguistique pourraient-ils comprendre qu’il s’agit de la même langue quand tout semble leur indiquer le contraire, à commencer par l’archaïque et très littéraire « Dòna » ou « Sénher » (la plupart du temps prononcé « Senhèrr ») dont ils gratifient l’examinatrice ou l’examinateur alors que l’usage social réel ne connaît que « Madama » et « Mossur » ?

[15] S’il l’était, quel sens y aurait-il pour moi à rester occitaniste ? Il me faudrait alors entamer un autre combat, avec en tête la programmatique et joyeuse interjection qu’une main réfractaire, généreuse, et peut-être prémonitoire, avait tracée dans les années 70 sur un mur de la rue Jacques Darré à Toulouse, non loin de l’entrée du bienheureux Conservatoire Occitan : « Vive la patoisie libre ! ».

[16] Avec, notamment, l’éventuelle mise au point d’un occitan « standard », vis à vis duquel je n’ai dans l’absolu aucun a priori, ni négatif ni positif. En revanche, dès que je quitte la position de surplomb de l’absolu et considère le ras-de-terre socio-historique et ses exigences, je ne peux m’empêcher de me demander – au vu de l’abondance des variantes de la langue – si rechercher artificiellement une langue standard ne revient pas à rechercher la quadrature du cercle. De plus, si koiné (langue commune) il doit y avoir un jour, ne naîtra-t-elle pas plutôt du commerce langagier des humains d’ici au jour le jour, du frottement entre elles de leurs différentes modalités d’énonciation? Ce sont les paroles, les discours qui finissent par faire la langue, pas l’inverse, contrairement à ce que croit la doxa, y compris à l’Université. Pour en finir avec la religion – très française – de la Langue en soi et transcendante, voir là encore toute l’œuvre d’Henri Meschonnic.

[17] Qui d’entre nous s’adresserait en effet à un Président de la République, au Percepteur ou à une personne inconnue mais désirée, exactement comme il s’adresserait à un de ses proches (frère ou soeur, copain, enfant, animal domestique, etc.) ?

[18] J’ai depuis longtemps remarqué que même ceux d’entre nous qui ont appris le français à l’école ne s’expriment pas ou plus tout à fait, en occitan, comme le faisaient leurs parents et grands-parents…

[19] Méditons à ce propos les sages paroles du linguiste Rogièr Teulat, opus cité, p. 113 : « Dins l’expression, la compausanta sociala es totjorn presenta. Lo problèma per una lenga coma l’occitan es de pas oblidar los critèris subjectius dins la formacion de la nòrma : aquò’s la condicion fondamentala per que la nòrma eventuala siá acceptada pels utilisaires, e donc capite mai rapidament, valent a dire avant que los occitanofònes natius sián en nombre derisòri. »

[20] Ce ne sont là que quelques exemples, on pourrait les multiplier, y compris au plan de la syntaxe, ce qui aggrave davantage encore la distance fatale évoquée plus haut.

[21] J’ai été instituteur au Maroc, de 1976 à 1978. J’y ai vu et entendu un speaker de la télévision nationale traduire en arabe populaire marocain le discours télévisé que le roi Hassan II venait de prononcer en arabe « classique ». Un étudiant marocain, issu d’un des bidonvilles de Casablanca, m’a expliqué que cette traduction était nécessaire si l’on voulait que le peuple comprenne ce qu’avait dit le roi. Cette dichotomie entre arabe populaire et arabe classique (ou littéraire) est niée par certains universitaires français enseignant l’arabe, sous prétexte qu’il s’agirait de « la même langue ». Curieuse « même langue » où la compréhension minimale ne passe pas ! Il faut être sacrément sourd à la réalité, ou aveuglé par l’idéologie, pour persister à voir « une même langue » là où les individus ne se comprennent à l’évidence pas. C’est de cette dichotomie liquidatrice de toute vraie souveraineté populaire que l’occitanisme doit absolument se garder.

[22] Psychique et morale.

[23] Que l’on se rassure : ces mœurs restent encore, pour l’instant, plurielles et je ne mets pas tout le monde dans le même sac ; mais des tendances lourdes ne s’en dessinent pas moins…

[24] L’on sait combien il est difficile d’être sur le vélo et d’en descendre pour se regarder pédaler.

[25] Je dis bien « à leurs yeux » car souvent l’on ne retiendra – inconsciemment ou consciemment – des enseignements de la linguistique, de la littérature ou encore de l’histoire, que ce qui sert et alimente l’idéologie en question, qui est toujours a priori, comme un voile que l’on jette sur le réel et en sera le prisme, quoi qu’il arrive. Ainsi, quand on se persuade que la seule forme légitime est « meteis » et la forme «  mème » un affreux gallicisme, peu importe que des textes anciens puissent porter « mesme » ou « misme », l’affaire est entendue. Et à « rétablir » pour rétablir, pourquoi ne pas reprendre alors, dans le toulousain, la forme populaire « metís » ou « medís », pourtant présente chez Goudouli ? Parce qu’elle a le tort d’être local, de ne pas appartenir au registre du « standard », parce que « meteis » est attesté par les textes les plus anciens et surtout parce qu’il a l’insigne avantage d’être très proche du catalan « mateix ». Or dans l’esprit de beaucoup c’est cette proximité qui est un vrai gage d’authenticité de la langue, quand ce n’est pas de dignité : le catalan n’est-il pas pour eux, et imaginairement, un occitan qui a réussi ? Et l’article « lo », que nous partageons avec le catalan, n’est-il quand même pas plus noble, plus présentable, que ce bâtard de « le », mi-languedocien mi-gascon, mi-rural mi-urbain, mi-populaire mi-savant, et plus gênant qu’autre chose, finalement, comme tous les bâtards ?

[26] Cet exemple-là, le premier d’une longue série qui m’a fait réfléchir, je le tiens du regretté Jean Guilhèm à Carbonne, qui avait appris le français à l’école et parlait un occitan fluide et populaire. Il ne s’était jamais imaginé que les cours d’occitan qu’il prendrait sur le tard se révèleraient aussi dogmatiques que ceux qui l’avaient initié au français, dans son enfance, à l’école de la République…  Mais qui nous garantit que demain ces missi dominici s’en tiendront au lexique et n’iront pas jusqu’à nous dire : « Non cal dire « cal pas… », cal dire « Non cal »… » ?

[27] Cf. la théorie philosophique de Vainiger du « Monde comme si » (« die Welt als ob »), effectif quand des adultes se retrouvent dans l’état affectif et mental d’enfants captivés par un conte, une représentation de Guignol, un film ou un jeu vidéo.

[28] S’est-on déjà demandé ce que, par ex., l’expression « grafia sucursalista francesa » (pour qualifier la graphie dite mistralienne), expression très politiquement orientée, pouvait bien signifier pour un quidam peu instruit du jargon occitaniste et qui la rencontre pour la première fois dans l’introduction à un dictionnaire d’occitan régional, en l’occurrence le très salutaire dictionnaire de gascon toulousain de Nicolau Rei-Bèthvéder  (IEO Edicions, 2004, p. 11)?

[29] Pierre Bec me racontait il y a une trentaine d’années que son père, pharmacien au Fousseret, pratiquait quotidiennement le gascon du lieu, y compris dans son officine, mais qu’il écrivait et envoyait des poèmes en languedocien de Toulouse quand il s’agissait de participer au concours littéraire des Jeux Floraux de cette ville. Bel exemple de pluralité linguistique, même s’il s’inscrit dans le cadre d’une perception quasi diglossique de la langue, l’occitan mondin, celui de Goudouli, étant perçu sans doute ici comme plus urbain (au sens de « policé »), et plus littéraire, que le gascon du cru. Mais qui n’a connu de ces Ariégeois capables de parler languedocien à Foix et gascon à Saint-Girons ? Il en existe encore, soit dit en passant, comme existent encore de ces locuteurs héritiers capables de préciser comment l’on dit ou prononce (différemment) à tel ou tel endroit. Preuve que le locuteur local n’était pas enfermé dans une sorte d’autisme linguistique, que la pluralité linguistique n’était pas vécue comme un obstacle à la compréhension et à l’échange, que – si la langue n’était pas théorisée comme un seul et même système linguistique – elle était néanmoins ressentie et pratiquée comme telle, au sein même de ses variations d’énonciation. Où l’on voit s’opposer la vérité phénoménologique de la vie (ici, langagière) à la vérité éternelle, mais désincarnée, figée et stérile, de l’idée abstraite de Langue, de ce qu’elle devrait être…

[30] Lequel goût, c’est connu, peut aller jusqu’à s’exprimer parfois par la (gentille) moquerie, reconnaissance indirecte, implicite, de la différence de l’autre…

[31] Citée par Barbara Cassin dans Plus d’une langue, Bayard, Coll. « Les petites conférences », 2012, p. 64.

[32] Le linguiste Jacques Taupiac explicite très pédagogiquement, depuis les années 70, comment et pourquoi la normalisation graphique ne doit pas être une normalisation linguistique. Et des pédagogues comme André Lagarde savent rassurer les locuteurs héritiers qui craignent de ne pas parler « le vrai occitan » : « Çò que parlatz es de bon occitan, tot parlar es d’occitan e de bon occitan ». Il semble que cette vision des choses ne soit plus dominante : désormais l’on n’hésite plus à faire savoir aux locuteurs naturels qu’ils ne parlent pas selon la sacro-sainte Norme, ce qui les renvoie illico presto à une anormalité qu’ils ont la plupart du temps déjà vécue à l’école de la République, soit parce qu’ils ne parlaient pas français, soit parce qu’ils ne parlaient pas le « bon français ». Ainsi donc ils n’auront jamais, de toute leur vie, parlé « comme il faut ». Si l’occitanisme actuel n’est pas pour eux le lieu de la revanche sociale, de la fierté récupérée, d’un vivre-ensemble non-hiérarchique dans lequel ils puissent se retrouver, ils s’en détournent – à juste titre – et laissent les nouveaux petits-maîtres à leurs affaires.

[33] « C’est précisément parce que les concepts chomskyens de compétence (connaissance intériorisée de la langue) et performance (emploi de la langue tel qu’on l’observe), tout comme les concepts saussuriens de langue et parole, correspondent à deux modalités d’un réel unique, et non aux fondements de deux linguistiques incompatibles, que l’étude de la variation n’est d’aucune manière en contradiction avec la notion de système. Si un système est caractérisé par sa cohérence, au moins globale, et par son organisation en unités discrètes (opposables les unes aux autres par des différences de nature et non de degré), comme le sont les phonèmes, il ne s’ensuit pas que ces unités soient immuables. Justement parce qu’elles se définissent d’abord par des différences, leur contenu peut se diversifier, pourvu que ces différences soient maintenues. La variation est, en dépit de l’apparence, liée à la notion de système », Claude Hagège, L’homme de paroles, Fayard, 1986, p.277.

[34] Pour être plus exact, c’est tout discours humain qui fonctionne sur ce schéma : « L’homme inscrit indéfiniment sa différence dans les plis de la langue, malgré les incontournables de la grammaire. Les oscillations de sa parole sont une autre trace de sa singularité. », C. Hagège, opus cité , p.282.

[35] C’est le cas de l’arabe coranique, référence suprême du nationalisme (pan-) arabe, comme nous le rappelle Mohamed Benrabah, in Langue et pouvoir en Algérie, Séguier, 1999, p. 84 : « Le miracle, selon lui [Zaki al-Arsouzi, idéologue syrien], ne date pas de Mahomet mais d’Adam, et l’idiome coranique est celui des origines précédant Babel. Arsouzi est en fait pétri de mythes et croyances véhiculés par la tradition arabo-islamique qui décrit l’arabe classique comme divin pour deux raisons : la première est qu’Allah a dicté le Coran en « pur arabe » ; la deuxième tient du caractère « inimitable » (el i’jaz) de cet idiome. C’est donc l’aspect linguistique du Coran qui fait de l’arabe une « langue miraculeuse ». De ce fait, le « nationalisme » arabe se conçoit difficilement sans l’islam. »

[36] « C’est l’usage qui fait sens ».

[37] Est-il besoin de reprendre ici les nombreuses et édifiantes analyses montrant tout ce que le centralisme français et sa mythologie nationale doivent à l’imposition hégémonique d’une Norme unitariste ? Cf., entre autres, Le  mythe national, de Suzanne Citron, Les Editions ouvrières/EDI, 1991.

[38] Cf. Jean-Pierre Faye,  Théorie du récit, introduction aux langages totalitaires, Hermann,  Coll. Savoir, Paris, 1972, p. 62.

[39] Idem, p. 60.

[40] Sur le concept de « totalitarisme », tel que nous l’envisageons ici, voir L’invention démocratique de Claude Lefort, Fayard, 1981.

[41] Ainsi Josiana Ubaud donne-t-elle « ceremònia », dans son Diccionari ortografic, gramatical e morfologic de l’occitan (Editions Trabucaire, 2011, p. 373), là où le francophone dit « cérémonie » et où le locuteur héritier occitanophone dit spontanément – et depuis des siècles maintenant – « ceremonia ». En cela elle est d’accord avec Alibert, dont elle dénonce par ailleurs – et avec pertinence, me semble-t-il – certaines erreurs et certains choix contestables car dictés par l’idéologie. Mais n’y a-t-il pas la manifestation d’un choix idéologique sous-jacent, et sans doute involontaire, dans le fait de choisir le très étymologique et très lettré « ceremònia » comme seule référence valable, contre le très populaire et plus que très répandu « ceremonia » ? Il en va de même pour le couple « Occitània/Occitania » : pourquoi la forme « Occitània » fait-elle quasiment l’unanimité dans l’occitanisme actuel ? Parce que l’on n’enseigne pas l’autre forme – la populaire – aux nouveaux apprenants, parce que l’étymologisme fait florès dès lors qu’il éloigne du français et semble rétablir par là même la Langue dans sa pureté originelle, pureté qu’elle est censée avoir perdue au contact de l’intrus francimand. Ainsi, contre un usage populaire massif, mais aussi contre le témoignage de la littérature elle-même, où les occurrences de « Occitania » se comptent par dizaines, l’imaginaire fondamentaliste d’un certain occitanisme – qui a hélas le vent en poupe – va-t-il peut-être réussir à faire croire que la forme « Occitània » est la seule à être légitime. Mais pourquoi seules les formes étymologiques repérées ou les reconstructions opérées par la Linguistique seraient-elles porteuses de légitimité ? C’est importer une sorte d’impératif catégorique dans un domaine qui ne relève pas de la morale. Où l’on voit que la Langue « pure » est le Bien, non pas tant pour des raisons afférentes à l’objectivité de la Science linguistique que pour des raisons morales : la Langue purifiée recoud ce qui avait été déchiré, elle rétablit le juste face à ce qui est considéré comme une injustice perpétrée par l’Histoire, elle remet le Français à sa place ( : dehors !), elle renoue avec la pureté des origines, celle de l’époque des Troubadours, de l’Age d’Or d’avant la catastrophe (les Croisades contre les Cathares et l’annexion à la France), elle efface des siècles de malheur. L’étymologie et l’archaïsme nous vengent et rétablissent ce qui doit être (l’impératif catégorique, la seule légitimité qui vaille aux yeux du moraliste) contre ce qui est. Or il ne va pas de soi que ce schéma, qui vaut pour la morale, soit exportable et valable dans d’autres domaines, notamment dans celui – éminemment pédagogique – de la resocialisation éventuelle de l’occitan. En effet, dans ce domaine, ce qui compte, nous l’avons vu, c’est ce qui est, la langue réellement parlée, pas la langue rêvée. Mais tant que l’hebdomadaire La Setmana utilisera exclusivement la forme « Colòmbia », et tant que Josiana Ubaud ne mentionnera que la forme « Colómbia » (op. cit., p. 400), alors que le peuple occitanophone ne connaît que « Colombia », l’hiatus mortel entre la langue réelle et la langue fantasmée par certains occitanistes ne fera que s’approfondir. Prétendre rétablir la transcendance de la Norme Pure contre l’immanence d’une norme d’usage, c’est prétendre qu’il n’y a pas eu de verdict de l’Histoire, que l’oïl et l’oc ne se sont pas fécondés l’un l’autre, qu’il n’y pas eu métissage des peuples et des cultures, c’est nier le réel, sa pluralité et sa complexité. Il est plus que temps d’en finir avec « le monde comme si… ».

[42] Il n’est que de constater combien les expressions artistiques véritablement populaires (par ex. Catinou et Jacouti, en pays toulousain) sont méprisées ou snobées par nombre d’occitanistes, combien de longues années il a fallu avant que le personnage comique de Padena ne soit reconnu par une intelligentsia occitaniste qui ne voyait en lui que du négatif (« Mais quelle image de nous donne-t-il ! ») et puisse enfin accéder à la scène d’un festival comme L’Estivada… Pourtant, Padena – personnage porteur de marqueurs identitaires éminemment populaires, à commencer par le parler, et qu’il réhabilite, a rassemblé et rassemble encore des milliers et des milliers de personnes, est l’artiste occitanophone qui vend le plus de cd ou cassettes (dont un grand nombre sur les marchés et les foires, à côté de ceux d’Yvette Horner, Mireille Mathieu, les Beatles ou M6 Solar). Il représente une vraie réussite populaire. Qui peut en dire autant ?

[43] Ce qui est somme toute une posture française très classique. Qui ne se souvient d’un Jacques Chirac plaidant pour la défense et l’instauration de la pluralité culturelle dans le monde mais ne faisant pas grand chose pour la rendre effective dans son propre pays ?

[44] Claude Hagège, opus cité, p. 276.

[45] Rogièr Teulat évoque cette tentation alibertine (op. cit., p. 126) : « Un exemple entre autres : Gramatica p. 82 : « Los parlars conéisson pro variable. Aquelas fòrmas convénon pas dins la lenga escrita ». Òm vei pas per de qué convénon pas senon que en francés i a que assez de, fòrma invariabla ; mentre que la tendéncia de la lenga vertadièra es justament a l’expression del genre e del nombre pels determinatius indefinits : paucas gents, tròpa pauretat… Notar l’oposicion parlars/lenga escrita».

[46] C’est ce qui vient d’arriver à un extrait de Al temps que te parli d’André Lagarde, extrait reproduit par le tout récent manuel scolaire Tu tanben !, édité par le CNDP de Montpellier, et dont la langue a été normalisée. Ainsi les élèves n’auront pas accès à cet occitan sud-languedocien, si particulier, qui était inhérent à la parole de la grand-mère de l’auteur. Son altérité leur est par là même refusée, ils ne sauront même pas qu’une normalisation linguistique a eu lieu et pourront continuer à croire que l’on parle et écrit le languedocien de la même façon dans le piémont pyrénéen qu’à Agen, Aurillac, ou sur la côte méditerranéenne.

[47] « Le langage est l’invention du langage, continûment. Au marché comme dans un poème. Simplement, il ne s’invente pas de la même façon ici ou là.», Gérard Dessons, La force du langage, Honoré Champion, Paris, 2000, p. 88.

[48] On ne peut évoquer cette idéologie sans renvoyer à ses soubassements les plus solides : « per Alibèrt, i a dos nivèls d’expression : la lenga parlada, a l’estat salvatge, e la lenga escricha, qu’es corrècta, clara. Aquel nivèl escrich es totjorn apelat lenga literària (autre signe del temps) ; e praquò la lenga emplegada dins la Gramatica es una lenga tecnica, pas una lenga literària. (…) Alibèrt definís pas clarament los nivèls d’expression (sa teoria normativa es fondada sus la teoria normativa francesa de l’epòca), çò qu’entraina lo gost de l’arcaïsme e del catalanisme. », R. Teulat, op. cit., p.111.

[49] Cf., sur ce point encore, R.Teulat, id., p. 111 : « Aital tanben del manlèu a una nòrma estrangièra, per parlar clar los manlèus faches per Alibèrt a la lenga catalana. Lo catalanisme es situat dins l’istòria e es una marca de l’ideologia del normalisaire. Lo catalanisme èra a la mòda avant la guèrra (…). La nòrma catalana èra concebida coma la nòrma tipica, la nòrma qu’a capitat, mentre que la lenga occitana èra encara a l’estat salvatge. Critèri purament subjectiu, la lingüistica modèrna nos aprenent que totas las lengas se vàlon, foncionalament parlant. Aital, quand Alibèrt preconisa comprar contra crompar (general en occitan), daissa veire (inconscientament) son ideologia catalanofila. (…) Quand Alibèrt preconisa particular e comprar, qu’existísson pas dins l’intèrsistèma occitan, s’agís efectivament d’una lenga fargada. Lo problèma es diferent del manlèu de fonèma al grecòlatin per çò que lo concèpte de « fonèma » existís pas al sens precís dins l’usança quotidiana, mentre que particulièr e crompar i son al nivèl del concèpte e al nivèl de l’expression (s’agís quitament de vocables dels mai utilisats). »  Est-ce à nouveau si différent ?

[50] La recherche d’une légitimité linguistique octroyée par l’Histoire peut parfois prendre un tour cocasse, qui ferait rire si les choses n’étaient pas, en vérité, si dramatiques. Il nous a été donné de lire, dans les toilettes de l’Ostal d’Occitania, à Toulouse, l’annonce suivante : « Prèc d’escampar pas de papièr dins lo bachàs ». Le contexte de la phrase fait comprendre que « prèc » se veut ici l’équivalent de « pregària ». Mais le mot « pregària » a dû paraître trop religieux ou trop calqué sur le français « prière » à la personne qui a écrit cette demande insistante. Alors elle s’est tournée vers le trésor sans fond des raretés, des cultismes, des archaïsmes, etc., certaine d’accéder ainsi à la pureté essentielle et d’échapper à la contamination par le français. Las, le rarissime « prec » – qui n’est pas moins religieux que « pregària » mais désigne aussi au Moyen Âge les prières que l’on adresse à une dame ! – ne sauve pas la phrase de l’influence française car c’est sa syntaxe, par sa nominalisation initiale, qui est un calque du français. Une connaissance pragmatique de la langue réelle eût été plus utile, et plus efficace, que le désir idéologique : en l’occurrence, et comme dans beaucoup de langues latines, le locuteur « naturel » aurait préféré l’emploi d’une forme verbale (« Vos pregam de.. », « Vos demandam de… », « Sètz pregats de… », etc.). Seule la pratique régulière d’une langue peut donner au locuteur ce que l’on appelle communément « le sens de la langue » et qui est plus la conscience de la manière dont les discours des uns et des autres sont habituellement tournés qu’autre chose…  C’est cette même pratique qui nous fera préférer « Se prohibe fumar »  à « Prohibición de fumar » (calque du français). Encore faut-il, pour maîtriser à peu près une langue, s’intéresser à sa pratique effective…

[51] « (…) siègui Max Allier quora protèsta que la lenga d’Òc carreja dins sos ressons una sentida especificament populara, e que lo poèta d’ara la causís per sa libertat a regard de tot passat academic. », Fèlix-Marcèl Castan, Argumentari, I. E. O., coll. Ensages n°2, 1994, p. 34.

[52] In Cours de linguistique générale, Payot, 1984, p. 278.

[53] Ainsi le Dictionnaire de linguistique de Larousse, Paris, 1972, à la page 149 : « Employé couramment pour dialecte régional par opposition à « langue », le dialecte est un système de signes de règles combinatoires de même origine qu’un autre système considéré comme la langue, mais n’ayant pas acquis le statut culturel et social de cette langue indépendamment de laquelle il s’est développé : quand on dit que le picard est un dialecte français, cela ne signifie pas que le picard est né de l’évolution (ou à plus forte raison de la « déformation ») du français. »

[54] Qu’il soit notion ou pratique langagière effective, l’un – le dialecte – n’existe pas sans l’autre – la langue.

[55] « (…) disi « parlar », l’unitat de basa, e non pas « dialècte », qu’es una construccion mentala (…). », Joan Penent, correspondance privée.

[56] Cités par Frédéric Duval in Mille ans de langue française, histoire d’une passion, Perrin, Paris, 2010, p. 127.

[57] Frédéric Duval, op. cit., p. 104.

[58] Mais qui nous sauve de quoi ?

[59] Ils seront bientôt doublement ringards et provinciaux : par rapport à La Norme unitariste française et, désormais, par rapport à La Norme unitariste occitane.

[60] Il m’a été donné d’entendre, à Foix, un professeur certifié d’occitan déclarer : « Je n’enseigne pas le dialecte ariégeois ».  Mais pourquoi donc ? Ce parler n’est pas assez digne, noble, esthétique, littéraire, facile ? On ne sait trop. Ce qui est sûr c’est que d’abord l’expression « le dialecte ariégeois » ne veut rien dire pour qui s’intéresse un tant soit peu aux variations linguistiques caractérisant ce département ; ce qui est sûr aussi c’est que ce collègue, ariégeois en poste en Ariège, ne pratique pas le « bas usage », par incompétence supposée (ce n’est pourtant pas très difficile de repérer les principales caractéristiques des dites variations), par haine de soi, par souci d’initier ses élèves au « beau langage », à cet occitan standard qui seul semble trouver grâce à ses yeux (standard qui, néanmoins, notons-le au passage, n’existe pas encore officiellement ; chacun peut donc se faire son petit standard à soi, ce qui est quand même assez paradoxal…). Comment et pourquoi ce collègue, au demeurant sincèrement dévoué à la cause occitaniste, ne voit-il pas qu’il applique là le schéma hiérarchique et normalisateur dont les langues de France et leurs locuteurs ont tant souffert ?

[61] Même si pour moi le nationalisme occitan, aussi respectable qu’il puisse être, est tout autant une impasse que le nationalisme français.

[62] Je laisse de côté l’occitanisme version Castan et Sicre qui n’entre dans aucune de ces deux catégories.

[63] Aux éditions Vent Terral, coll. Documents n°1, 1976.

[64] In Claude Martí, Seghers, coll. Poésie et Chansons, Paris, 1975, p. 63.

[65] David Grosclaude, à qui je faisais remarquer un jour que l’Occitanie ne s’était jamais constituée historiquement comme nation, m’a répondu : « Si elle ne l’a jamais été, alors il faut faire en sorte qu’elle le devienne. »

[66] Cf. le livre de  Jean Penent : Occitanie – L’épopée des origines, éditions Cairn, 2012.

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