Atlas sonore des langues régionales, brève analyse des points bretons

Atlas sonore des langues régionales, brève analyse des points bretons

C’est une demande d’un linguiste du Musée de l’Homme qui m’a fait me replonger dans l’Atlas des langues régionales. Je m’étais déjà penché sur l’enregistrement de Lannuon dans un précédent article. Deux ans plus tard, cet enregistrement me parait toujours aussi problématique.

Le breton qu’on y entend ne peut être qualifié de trégorrois. C’est en réalité un breton standard, si éloigné du breton trégorrois actuel que des locuteurs natifs auraient peine à le comprendre, ou au moins éprouveraient un net sentiment d’étrangeté.

Les autres points d’enquête étaient les suivants : Lesneven, Enez Sun, Kemper, An Alre, Gwern, Ar Sent. Le moins que l’on puisse dire est que leur valeur est inégale et il est intéressant d’en établir une succincte typologie.

Les deux enregistrements les plus intéressants sont ceux de Enez Sun et Gwern. Ce sont les plus authentiques car les deux locutrices sont bretonnantes de naissance et l’influence de la langue standard y est nulle. La prosodie y est parfaite, les R sont roulés (Enez Sun) et les palatalisations nombreuses (Gwern). Les temps employés sont l’imparfait, le plus-que-parfait et la passé composé (pas de trace donc du passé simple), comme d’usage dans la langue populaire actuelle. On remarque des emprunts au français, notamment le verbe « komañs » qui est une véritable marque distinctive entre breton populaire et breton standard. On entend également des formes orales non acceptées dans la langue standard (« ‘deusont » pour « o deus », « ba ‘n » pour « en »).

Les enregistrements de Ar Sant et An Alre sont de qualité. La langue y est authentique, quoique les locuteurs ne soient pas natifs. La prosodie est très bonne et l’influence de la langue standard est soit nulle (Ar Sant), soit très légère (An Alre).

Enfin, les enregistrements de Lesneven et Kemper sont discutables. La prosodie du premier est défaillante avec un manque global d’accentuation, voire des accents toniques fautifs. Cela donne l’impression d’un locuteur très influencé par la prosodie française (ainsi que la langue standard). Au second on peut adresser la même critique qu’à l’enregistrement de Lannuon. En effet, ce n’est pas du breton de Kemper qu’on entend, mais du breton standard (lexique épuré, formes verbales standards, utilisation du passé simple…) avec une légère coloration dialectale. La prononciation que fait la locutrice du mot « daou » montre immédiatement l’influence de l’écrit sur son breton.

Les auteurs de cet atlas expliquent leur démarche dans un texte accessible sur internet. Il n’est ainsi pas inutile de rappeler que l’objet de « cet atlas multimédia » est de fournir « une sorte de photographie en couleur de l’arc-en-ciel dialectal de la France (hexagonale) : un instantané des usages actuels, un outil pour l’enseignement de la variation » (p.14).

Dans cette perspective linguistique d’étude de la variation dialectale (mesure des isoglosses éventuellement), les auteurs ont naturellement « privilégié les locuteurs natifs » (p.3). C’est le cas des enregistrements de Enez Sun et Gwern, les meilleurs pour l’espace breton. Pour autant, ils n’ont pas « dédaigné les néo-locuteurs », estimant que « certains locuteurs qui n’ont pas hérité du dialecte directement de leurs parents peuvent s’appliquer avec succès à reproduire les particularismes locaux ». Les enregistrements de Ar Sant et An Alre relèvent de cette catégorie et sont effectivement de qualité.

Plus généralement, les auteurs sont bien conscients que « la représentativité des locuteurs reste un vrai problème, par rapport à un cadre dialectologique traditionnel qui suppose un lien inamovible entre la terre et le locuteur » (p.14). De même, « la distinction entre « néo-locuteurs » et « locuteurs naturels » n’est pas toujours évidente » (p.3). Par exemple, les auteurs constatent qu’« il existe des locuteurs natifs de néo-breton ». Cela semble effectivement être le cas pour l’enregistrement de Lannuon, et ce n’est pas sans poser problème pour l’intérêt de l’enregistrement. C’est certes un excellent breton standard qui y est proposé, mais ce n’est pas le dialecte du Trégor. A contrario, « des locuteurs dits « naturels » peuvent avoir une langue régionale très francisée » (p.4). Cela pourrait être le cas pour le locuteur Lesneven, avec une influence trop importante de la prosodie française (à moins qu’il ne soit un néo-locuteur).

Les trois enregistrements de faible intérêt, Lannuon, Lesneven et Kemper, posent aussi et surtout problème parce qu’ils sont trop influencés par la langue standard. De ce fait, et à des degrés divers, ils ne reflètent qu’insuffisamment le dialecte réellement parlé par les bretonnants dans les points d’enquête concernés. Ils sont donc d’une très faible valeur en regard de l’objectif que se sont fixé les auteurs de l’atlas sonore des langues régionales.

Ci-dessous, les transcriptions des enregistrements bretons avec un commentaire pour chacun :

Lesneven : Savet e oa tabut etre an avel hag an heol evit gouzout piv a oa an hini kreñvañ, p’o doa gwelet ur beajour o tont etrezo, ur mantell tro-dro dezhañ. Savet int a-du evit diskleriañ e vefe ar c’hreñvañ anezho an hini kentañ hag a c’hellfe lakaat ar beajour-se da dennañ e vantell. C’hwezhet en deus, neuze, an avel kement ha ma c’helle, met dre ma c’hwezhe kreñvoc’h kreñvañ, ar beajour a starde muioc’h-mui e vantell tro-dro dezhañ ; ken en deus an avel nac’het e vennozh, ‘benn ar fin. Setu m’eo kroget an heol da barañ ha goude ur pennadig, ar beajour, tomm dezhañ en-dro, en deus tennet e vantell. Setu penaos en deus ranket an avel anzav e oa an heol an hini kreñvañ diouto.

=> Une accentuation glogalement trop faible et quelques accents toniques fautifs (gouzout, avel…), une mutation simple non réalisée (« ur mantell » au lieu de « ur vantell »), une prononciation douteuse de « anzav » en [ɛnzao], une locution littéraire à priori inconnue dans la langue populaire (nac’hañ e vennozh), renforcent l’impression générale d’un locuteur très influencé par la prosodie française (peut-être non-natif) et la langue standard.

Quimper : Cheu a oa etre an avel-viz hag an heol, pep hini o laret e oa ar c’hreñvañ pa weljont ur beajour o tostaat, paket mat en e vantell. Evit gouzout piv eo ar c’hreñvañ int savet a-du an eil gant egile e vefe an hini a zeufe a-benn da lakaat ar beajour da lemel e vantell. Neuze e krogas an avel-viz da c’hwezhañ da vat, ha muioc’h a se e c’hwezhe, muioc’h a se e starde ar beajour e vantell tro-dro dezhañ, an avel-viz na glaskas ket mont pelloc’h evit lakaat anezhañ da dennañ e vantell. Neuze e krogas an heol da barañ ha goude ur pennad e tommas d’ar beajour ha hemañ a dennas e vantell. Neuze ez asantas e oa an heol ar c’hreñvañ eus an daou.

=> Certains mots (neuze, heol, muioc’h, gant, hemañ…) sont prononcés dans la forme basse-cornouaillaise, l’accentuation est bonne, mais globalement on sent l’influence de la langue standard. Plusieurs éléments vont dans ce sens : l’utilisation du prétérit (la langue populaire actuelle ne l’utilise plus guère spontanément), le lexique épuré (« krogas » et non pas « komañsas » par exemple), une liaison incongrue à la fin (« an heol » avec un h aspiré). Surtout, la prononciation [daw] pour « daou », hyper minoritaire en Basse-Bretagne et impossible à Kemper d’après l’ALBB, montre que la locutrice n’est vraisemblablement pas bretonnante de naissance et est influencée par l’écrit.

Île de Sein : An avel Biz hag an heol a veze ouzh en em zrailhañ. Pep hini a lavare : – Me (eo) ar c’hreñvañ ! Pa deusont gwelet un den é tont d’o c’haout, goloet gant e vantell. O daou e deusont lavaret : – Ma atrapan ar vantell ar c’hentañ, me eo a vo ar c’hreñvañ. Neuze (en doa ‘ta e oa) en em lakaet an avel da chavirañ tout. Dre ma boufe an avel, an avel a oa aet sot, hag an den en doa ranket dalc’her e vantell start war e gein. Pa eo kalmet an avel, an den en deus gellet tennañ e vantell. Setu an heol zo komañset da barañ. A-benn ur momed, (eñ en doa ? d’ober) re domm, gant an heol, hag en deus tennet e vantell. (Hag) evel-se, an avel Biz en deus gwelet e oa kreñvoc’h an heol evitañ.

=> C’est l’un des deux enregistrements les plus authentiques, avec une locutrice native (les R sont systématiquement roulés) et une influence nulle de la langue standard. De ce fait, la transcription est aussi plus ardue par moment. La locutrice alterne entre imparfait, plus-que-parfait et passé-composé, mais n’utilise pas le prétérit, à l’instar des locuteurs natifs d’aujourd’hui. De même, elle emploie volontiers des mots empruntés au français : atrapan, chavirañ, kalmet, komañset, momed. On remarque enfin une forme conjuguée de « kaout » ayant un morphème d’accord à droite (« deusont », pour « o deus » en breton standard), forme non acceptée dans la langue standard.

Auray : Trouz a oa etre an avel-viz hag an heol, an eil hag egile é lâret e oa ar c’hreñvañ anezhe o-daou, pa welezant ur boiajour é tostaat, roltet en e vantell. A-du emant savet o-daou aveit lâret e vehe ar c’hreñvañ an hani a zahe da benn a lakaat ar boiajour da denniñ e vantell. An avel-viz a grogas neuze da c’hwezhiñ gwazh-dre-wazh, hag a-vuzul ma c’hwezhe, e starde ar boiajour e vantell tro ha tro dezhoñ, hag, en achumand, an avel-viz ne glaskas ket mui er lakaat da denniñ e vantell. Neuze e krogas an heol da bokiñ ha goude ur pennad e oa bet toemm d’ar boiajour ha eñ a dennas e vantell. Setu penaos e anzavas an avel-viz e oa an heol ar c’hreñvañ anezhe o- daou.

=> Le locuteur n’est pas natif, cela s’entend, néanmoins son breton est tout à fait authentique. On sent une légère influence du standard, par l’utilisation du prétérit et du terme « grogas » plutôt que « komañsas », ce qui contraste avec la locutrice de Guern, bretonnante de naissance. 

Guern : An avel hag an heol a oe doc’h en em letaat. Pep unan anezhe a lâre e oe eñ an hani kreñvañ. A-p’o doe gwelet ur voaiajour é tostaat, roltet ba’n e vantell. Gi o deus savet a-du àr an dro penaos an hani a vehe bet arriv ketañ da lakat ar voajaiour da lemel e vantell, a vehe bet laket da bout an hani kreñvañ. Neuze an avel en deus komañset c’hwezhiñ par ma c’helle. Mes seul mui muiañ ma c’hwezhe, seul mui muiañ e starde ar voaiajour e vantell en-dro dezhoñ. A’n achimant, an avel en deus skuizhet, ha en deus renoñsiet a en lakat d’he lemel. Neuze an heol en deus en em laket da doemmet, ar voaiajour en deus bet re doemm, ha lamet e vantell. Èl-se ema bet ret d’an avel kousantiñ da lâret e oe kreñvoc’h an heol aveitoñ.

=> C’est l’autre enregistrement le plus authentique. La locutrice est bretonnante de naissance et alterne entre imparfait, plus-que-parfait et passé-composé (comme la locutrice native de l’Île de Sein). On remarque des emprunts au français comme « voaiajour » ou « renoñsiet », ainsi que l’emploi de « komañset » au lieu de « kroget ». Il y a des formes orales non acceptées par la langue standard comme « ba’n » au lien de « en ».

Le Saint : An avel viz hag an heol ‘n em chikane, pep hini o tifenn e oa eñv ar c’hreñvañ, pa neuint gwelet ur beajour o tegouezhañ, klozet en e vantell. En em glevet int da lâret e vefe kemeret evit ar c’hreñvañ an hini a errufe ar c’hentañ da lakaat ar beajour da chetañ e vantell. Neuzen eo kroget an avel-viz da c’hwezañ par ma c’halle, mes ar muiañ a c’hwezhe, ha muioc’h en em gloze ar beajour en e vantell, hag a-benn ar fin, ‘n neus ket gallet ‘n avel viz lakaat anezhañ da chetañ ‘nezhi. Neuzen eo kroget an heol da lugerniñ hag a-benn ur pennad, daet tomm d’ar beajour, en neus hemañ chetet e vantell. Chetu eo bet ret d’an avel-viz anzav e oa, eus an daou, an heol ar c’hreñvañ.

=> Breton tout à fait authentique, même si le locuteur ne semble pas être natif.

5 réflexions sur « Atlas sonore des langues régionales, brève analyse des points bretons »

  1. Merci pour les commentaires sur la locutrice de l’île de Sein auprès de laquelle j’ai réalisé cet enregistrement. Son breton est une merveille…

    Voici ma transcription :

    An ael biz hag an heaol e veze oud en em drailha. Pep huni e lavare : « Me e ar c’hrea ». Pa deuzont gueled on den é tond t’o c’haoud, goloed gat e vantell. O-daou e deuzont lavared : – Mag e atrapoñ ar vantell ar c’henta, me eo vo ar c’hrea. Neuze daoa en em laked an ael da javira toud. Dre ma boufe an ael, an ael voa ead sod, hag an den daoa ranked dalc’heur e vantell stard var e gein. Pa eu kalmed an ael, an den deus gealled tenna e vantell, chetu an heaol zo koumañsed ta bara. A-benn or momed, eoñ davoa re domm gat an heaol hag e deus tenned e vantell. Avase an ael biz e deus gueled e voa kreoc’h an heaol evita.

    Cordialement,

    P.-Y. K.

  2. (Je rectifie mon précédent message si c’est possible : ce n’est pas « me eo ar chreva » mais : « me ar c’hrea »). J’ajoute une équivalence en peurunvan :

    An avel Biz hag an heol a veze ouzh en em zrailhañ. Pep hini a lavare : – Me ar c’hreñvañ ! Pa deuzont gwelet un den é tont d’o c’haout, goloet gant e vantell… O-daou e deuzont lavaret : – Ma’g e atrapan ar vantell ar c’hentañ, me eo a vo ar c’hreñvañ. Neuze en devoa en em lakaet an avel da chavirañ tout. Dre ma boufe an avel, an avel a oa aet sot, hag an den en devoa ranket dalc’her e vantell start war e gein. Pe eo kalmet an avel, an den en deus gellet tennañ e vantell. Setu an heol zo komañset da bara. A-benn ur momed, eñ en devoa re domm, gant an heol, hag en deus tennet e vantell. Evel-se, an avel Biz en deus gwelet e oa kreñvoc’h an heol evitañ.

    1. Je ne me lasse pas du breton de la locutrice de Enez Sun. Quelle merveille !

      Merci en tout cas pour les transcriptions ! Certains doutes que j’avais par endroit se sont dissipés. Serait-il possible d’en avoir la transcription en API ?

      PS : je me rends compte que j’ai oublié de copier-coller mon commentaire sur la locutrice de Enez Sun. Je le rajoute.

  3. Merci à vous. Ce breton est magnifique en effet, presque aussi beau que celui de la région de Bégard (lol) !
    Voici une proposition de transcription phonétique :

    1. ɑ̃n aɛl ˈbiːsː / ag ɑ̃n nɛ̆aɔl / e ˈveːse ud ɛn ɛm ˈdɾaλa
    2. pep ˈuːni e laˈvaːɾe / me aɾ ˈχɾeːa
    3. pa døz̊ɔ̃n gɥeled ˈɔ̃n den e tɔ̃n to ˈχɑut / goˈloːed gad e ˈvãntɛl
    4. o ˈdɔw e ˈdøːz̊ɔ̃n laˈvaːɾɛt
    5. mag e aˈtɾapõ a ˈvãntɛl a ˈχenta / me eo vo aɾ ˈχɾeːa
    6. nøz̊e dawa ɛn ɛm ˈlakɛd ãn ˈaːɛl da ʒ̊aˈviːɾa tut
    7. dɾe ma bufe ɑ̃n ˈaːɛl / ãn ˈaːɛl vɑ eat ˈsoˑt / ag ãn ˈdeːn dawa rɑ̃ŋkəd dalχøɾ e ˈvãntɛl ˈstaɾd vaɾ e gɛɲ
    8. pa ø ˈkalmɛd ãn ˈaːɛl / ãn ˈdeːn døz ˈgjalɛd ˈtenːa e ˈvãntɛl
    9. ʃety ãn ˈĕaɔl so kuˈmɑ̃sɛ da ˈbaːɾa
    10. a bɛn oɾ ˈmomɛt / ĕõ… daoa ˈre dom gad ãn ˈĕaɔl / ag e døs ˈtenːɛd e ˈvãntɛl
    11. avaˈse ãn aɛl ˈbiːs / e døz ˈgɥeːled e va ˈkɾeoχ ãn ˈĕaɔl eˈvita

    (PS : rectifier précédemment « da bara » plutôt que « ta bara »)

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